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Critique de Erik35


L'OURS, LA GLACE, L'HOMME ET LA MORT.

Quel étrange, essentiel et douloureux ouvrage que ce Kamik, chasseur au harpon. Son auteur, Markoosie Pastauq, canadien d'origine inuit, est né en 1941 à proximité d'Inukjuak, un village d'inuits semi-nomades entouré de la toundra du nord-Québec, dans la baie d'Hudson, déplacé par la suite avec plusieurs autres familles à 2 000 kilomètres plus au nord, dans le cadre d'une "délocalisation en Haut-Arctique". de cette expérience douloureuse et de l'écoute attentive de ses aïeux, il fera ce récit - ni tout à fait roman, ni tout à fait témoignage, ni tout à fait conte - qui n'est pas son histoire propre mais celle des habitants de cette terre recouverte de glace, où la vie est exsangue, où la faim tenaille bien souvent, où la moindre erreur peut tuer. Il en concevra aussi les ferments de sa lutte politique en tant que leader communautaire, pour la reconnaissance de ses droits (son frère et lui obtiendront dédommagement du gouvernement fédéral de ce déplacement forcé après une longue lutte judiciaire) et celui de son peuple. 

L'ouvrage lui-même connut une étonnante histoire. Quoi que ce ne fut pas exactement le premier récit entièrement rédigé en inuktitut - la langue inuit - puisque ce qualificatif revient à un autre livre édité lui aussi par les éminentes éditions dépaysage (qui réalise un travail de découverte et de reconnaissance des littératures de ces peuples premiers absolument indispensable auprès du lectorat hexagonal), Sanaaq de l'autrice analphabète Mitiarjuk Nappaaluk. Cependant Kamik fut le premier récit intégralement rédigé en inuit qui, par un certain concours de circonstances, connut une publication officielle, par l'entremise de McGill-Queen's University Press. Devant l'importance et le succès de l'ouvrage, les éditeurs demandèrent à Markoosie Pastauq de traduire lui-même son récit en anglais. le succès fut, sans aucun doute, au rendez-vous mais ce fut pour partie au détriment de sa "vraie" version. En effet, les traductions reprirent à peu près toujours la version anlo-saxonne, évidemment plus accessible, mais, pour reprendre la version française, celle-ci trahissait plus qu'il ne se doit l'intention première de l'auteur, ajoutant des liaisons ici, "corrigeant" des répétitions là. Pire : ainsi affadit, cet ouvrage finit par être proposé à un public "jeunesse" (ado), tandis qu'il s'adresse au moins autant, profondément, violemment même, à un public adulte tant est dure cette version première dont les chercheurs et universitaires Valérie Henitiuk et Marc-Antoine Mahieu nous donnent ici une version aussi fidèle, sincère et crue que possible. 
Car il faut bien l'admettre : sous des dehors de prime abord initiatique - le personnage principal, Kamik, est un presque jeune homme de 15 ans -, mais à cause de la dureté du monde environnant, l'auteur nous plonge peu à peu dans un monde de plus cruel, de plus en plus austère, aride, violent, un monde dans lequel une immuable solidarité entre les êtres suffit tout juste à assurer la survie, encore faut-il accepter que pour un seul qui vit, plusieurs peuvent y laisser la peau. C'est un monde qui ne sait ce qu'est la justice ou l'injustice : simplement, il est, et c'est tout ce qu'il peut offrir à ces hommes et ces femmes qui ne savent jamais de quoi le jour, l'heure, la minute d'après seront fait. Pour autant, ce n'est pas un monde d'où seraient absents l'amour, l'amitié, la pitié, l'empathie, le rire mais aussi le dégoût, la haine, les pleurs ou les désaccords. Pour autant, ces sentiments se trouvent-ils ramenés à leurs expressions les plus radicales et, bien souvent, les plus brèves : l'obligation de survie submerge tout.
On suit ainsi plusieurs groupes épars de ces inuits durant ces quelques quatre-vingt huit pages extrêmement denses, ramassées qu'une écriture ramenée à son expression la plus essentielle tend à rendre encore plus bouleversantes, bien que presque intégralement dénuées du moindre pathos. Les premiers, à l'image de Kamik et de son père, partent à la poursuite d'un ours devenu fou (la rage ? Les inuits accusent de mystérieux vers), craignant qu'il revienne, après avoir failli tuer le père de Kamik. D'autres, d'abord restés au camp, partent chercher de l'aide dans l'attente insupportable et inquiétante des premiers. Sur les conseils de la mère de Kamik qui craint le pire pour son homme, un troisième groupe, sauveteurs inattendus des premiers, se constituera avec les habitants de l'île de Qikirtajuaq : la solidarité joue à plein, même si l'on ne se connaît pas, même si la mort est toujours possible. Mais, même lorsque le pire semble avoir été atteint et, dans une large mesure, dépassé voire partiellement réparé, celui-ci demeure encore possible au détour du chemin... 

D'une poésie aussi incroyable qu'inattendue, forte, laconique, brutale autant que brute, ce récit parfaitement inclassable est d'une puissance d'évocation incroyable, sous des dehors presque simplistes, à la syntaxe ramenée à sa plus crue expression.
Ici, pas d'amusement avec la nature, tout y est gratuit - les immensités enneigées, la glace, l'ours, le loup ou le boeuf musqué ; l'incroyable et inexplicable beauté des aurores boréales - mais la moindre erreur, la moindre défaillance, la moindre faiblesse s'y paient au prix fort. Et pourtant, des femmes, des enfants, des hommes y vivent, dans un dénuement matériel sans doute incompréhensible pour des occidentaux comme nous le sommes, dans une sorte de fatalité (qui n'est pas du fatalisme) que nous ne pouvons guère mieux comprendre, mais ces gens, aussi pauvres et affamés (souvent) peuvent-ils être, sont d'une richesse intérieure et, plus encore, d'une force suprême de vie que notre petit confort moderne, nos facilités diverses, nos climats (pour combien de temps ?) tempérés ne nous permet guère plus que d'imaginer. Tout à la fois conte initiatique, document, fiction, Kamik, chasseur au harpon renoue étonnement avec ce qui fit la gloire des grandes tragédies grecques, ou même avec les textes homériques, bien que le dépaysement soit en l'occurrence total. On y retiendra sans doute, plus que tout, une sacrée leçon de vie en milieu très hostile. Peut-être, aussi, pourra-t-on y lire ce que notre humanité a de terriblement fragile et fugace face à cette autre figure du destin que peut-être la nature la plus sauvage. Plus que jamais, ce texte fait écho à notre monde artificialisé qui se meurt d'avoir souhaité oublier qu'il n'était qu'un minuscule locataire d'une insigne planète nommée Terre.

Un très grand petit texte. 
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