AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Tempsdelecture


Ce jeudi 25 mai, les Éditions Agullo publient le troisième titre de celui qui est devenu l'un de leurs auteurs phares et multiprimé, Jurica Pavičic. Après la toute première publication de l'écrivain croate, devenu un best-seller, L'eau rouge, puis son second roman publié en septembre dernier, La femme du deuxième étage, l'auteur croate revient avec un recueil de cinq longues nouvelles, réunies et publiées dans la collection Agullo court. Alors que dans les deux ouvrages précédents abordaient le thème de la guerre de façon plus subsidiaire, c'est de front qu'il reprend le sujet dans chacune de ces nouvelles, avec beaucoup de réussite. 

Les cinq nouvelles sont les suivantes : Le collectionneur de serpents, Le tabernacle, La patrouille sur la route, La soeur, Le héros. Chacune orchestre un protagoniste différent, trois d'entre elles ont un soldat pour narrateur, un individu parmi d'autres qui se fait/s'est fait enrôler dans ce qu'ils nomment la guerre patriotique, et que l'on connaît par-delà nos frontières sous le nom de guerre de Yougoslavie. Tous sont réduits à l'état de pions sur le damier du nationalisme et de conflits ethniques, dont ils ne comprennent ni les enjeux, ni la finalité. Les premières choses auxquelles ils sont confrontés, c'est la terre, la boue, puis dans le sang, dans lesquels ils évoluent jour après jour, sans aucune vision à court ou moyen terme. Le bruit des mortiers. Les visages des ennemis, si étrangement le reflet de leur propre visage, des garçons avec lesquels ils auraient partagé une bière ou un café, dans une autre vie, seulement quelques années plus tôt. Jurica Pavičic plonge dans la boue à leurs côtés, les descriptions de chacun des soldats qui côtoient les successifs narrateurs constituent un panorama complet sur la façon dont cela a été vécu par certains des principaux concernés, les hommes envoyés sur le front d'un conflit qui ne fait pas vraiment sens à titre personnel et auxquels on demande de défendre leur ligne de front au prix de leur vie. Des bras et des jambes, pour porter armes de poing, munitions et uniformes, parce qu'on ne leur demande rien d'autre que de combattre, la réflexion est réservée à ceux qui mitraillent leurs ordres de plus haut. L'important, c'est de survivre. Car le premier instinct, c'est celui de préserver leur peau, de supporter cette position où les nerfs sont constamment à vif, de retrouver un semblant de sens au milieu de deux embuscades, de deux rafales de tirs, de se reconstruire un semblant de vie, un semblant d'ordre au milieu du chaos, et de la mort qui rode. Et celui qui se met à collectionner les peaux de serpents, dans l'attente du combat, d'une attaque, donner un semblant d'ordre à ce qui reste de sa vie.


Il n'y a pas une seule nouvelle qui m'ait laissée indifférente, la première m'a touchée car elle retrace la métamorphose subite d'un jeune homme, sortant à peine des pénates de sa mère, en apprentissage de sa nouvelle fonction, en un stout frais soldat grâce à une paire de bottes et un ceinturon, à triturer une arme alors même qu'il serait plus enclin à prendre sa place au bureau de l'une des classes qui les abrite, à apprendre le manque de sommeil, le froid, l'attente interminable, l'ennui. L'impression de voir des grands enfants jouer à la guerre jusqu'à ce que la réalité les rattrape froidement et les confronte à l'ennemi, ici en l'occurrence, les Monténégrins, et aux pires exactions auxquelles l'état de guerre les pousse.

Les cinq nouvelles ne sont pas agencées de façon forcément chronologique, mais leur disposition a un sens : alors que la première surprend les apprentis soldats dont fait partie Dino tout juste au début de la guerre, la dernière, Le héros, l'une de mes préférées, s'inscrit dans l'après-guerre, souvenirs et plaies encore frais et suintants. Avec Robert, ancien soldat de l'ultime nouvelle, dont les activités clandestines proposent finalement une réflexion assez pertinente sur le degré de responsabilité de chacun. On assiste à la métamorphose de ces jeunes garçons, à l'esprit et l'âme vierges, transformés en arme de guerre, ces souvenirs des visages livides et des regards vides de leur alter ego monténégrins morts, des hommes qui se sentiront continuellement à côté de la plaque. De ceux qui ont continué à vivre et profiter, inconscients de ce qui se jouait à quelques centaines de kilomètres d'eux, dans le creux d'une Yougoslavie en train de disloquer. Et d'hommes, enfin, qui semblent avoir perdu tout sens de l'équité, avec une envie de justice aveugle et sans concession.

Les civils ne sont pas épargnés, ceux-ci qui vivent la fin du communisme, et se retrouvent face à un monde nouveau, face aux secrets mis à jour. La deuxième nouvelle, le Tabernacle, narre la réattribution d'un appartement, dont une partie était occupé par un homme étranger : cette nouvelle qui reconstitue en quelque sorte une guerre miniature, avec ces espions, ces no mans land, ces territoires ennemis, ces endroits illicites tenus secret. La guerre du front, du bord des tranchées, la guerre à l'arrière, ou les vivres se font rarissimes et contraignent tout à chacun à se débrouiller et survivre. La patrouille sur la route explore la dissolution d'une famille, dans laquelle la guerre a fait irruption et a pris avec elle son dû. L'art de l'allégorie de Jurica Pavičic est à son apogée dans ces conflits fraternels qui déchirent les familles, l'un et l'autre d'un côté et de l'autre de la légalité, une soeur en Croatie, l'autre en Serbie. La guerre s'immisce dans ces familles yougoslaves dont les membres habitaient aux quatre coins du pays et scelle un sort à leurs relations. 

L'auteur a composé des nouvelles qui permettent de cerner une vision de cette guerre patriotique, du côté croate, ses ravages sur la population, sur l'évolution de cette société, où le conflit armé a davantage ancré la violence, patriarcale, dans les normes : à peine vingt cinq ans plus tard, on y apprend que la violence domestique est implicitement tolérée. Et le temps de la reconstruction et de la résilience, celui de la paix, de la normalité et sérénité. D'une Croatie dalmate, parfois istrienne du côté de Rijeka, d'un territoire croate avant et après guerre qui se retrouve réunifiée autour des mêmes expériences, blessures, une Croatie moderne aux vagues de touristes qui débarquent régulièrement sur ses côtes et qui ne sont pas sans rappeler L'eau rouge.  

La dernière nouvelle du recueil, Le Héros, ma préférée, présente un homme, géomètre de son état, qui rejoint un village isolé à la frontière croato-bosnienne (matérialisée pour un pan par la fameuse rivière de l'Una) pour, a priori, y effectuer des mesures. Mais c'est un ancien général croate de brigade qu'il vient dénicher, un criminel de guerre, un assassin, un auteur de massacres. Comme un ultime affrontement, un jugement rendu sans Cour pénale internationale, un ultime affrontement où la culpabilité est renvoyée d'une partie à l'autre, accusateur contre criminel jugé, à l'instar d'une balle de tennis enflammée, une culpabilité corrosive que personne ne souhaite endosser. Cet ultime texte pose la question insoluble de la responsabilité individuelle, et collective, au-delà même de celui qui a agi, l'homme qui endossera de façon systématique la faute, mais celui qui a vu et laissé faire. 

Les Éditions Agullo ont débuté leur année 2023 avec Le livre de l'Una du bosnien Faruk Šehić, qui nous a mis le nez dans cette guerre de Yougoslavie, ce recueil de nouvelles avec l'auteur croate établit comme une sorte de prolongement avec, cette fois-ci, une vision qui se place de l'autre côté de l'Herzégovine. 
Lien : https://tempsdelectureblog.w..
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}