Je t'en prie REVIENS ! J'ai beau crier elle n'est plus là. Alors je n'ai plus la force de me lever pour mes patients, ces Monuments dans lesquels me cacher, explorer et comprendre. Pourtant je m'oublie dans la folie des autres. Ou m'y retrouve ? Une thérapie miroir. Sans cette cicatrice qui me brûle parfois, j'aurais pu être heureux avec mon elfe, qui chasse mes pensées sombres et les monstres d'enfance. Mais « On fait de nos affects une urgence vitale pour subordonner le monde à nos malheurs et on n'écoute pas l'autre. » Et mon autre, éprise de liberté, s'effraye de ma peur de l'abandon et de ma dépendance. Ma peur rouvre une brèche en moi, je le sens, elle laisse entrer les Monstres du passé, que j'avais si difficilement cloisonnés. Surtout depuis… l'évènement.
Foutaises, je vais bien, je ne suis plus malade - à peine quelques complexes. Et ce foutu horcruxe de Damoclès. Ne plus y penser. « Pour m'enfuir de moi-même, je devais m'absenter dans des rêveries sans fin qui me permettaient de devenir un autre. » Pas trop, parce qu'elle le voit. Elle le sent et elle n'aime pas, mon Elfe magnifique. A elle je ne peux mentir. Je ne peux pas tout dire non-plus. Que faire ? J'ai besoin de ma muse, cachée dans la bouteille de vin. Toujours là pour moi, elle. Pas comme mon Elfe, qui n'est plus là. Mais je ne peux lui en vouloir. Tout ça c'est moi, c'est eux, là, dans ma tête, qui peuplent les vides laissés béants de ma plus tendre enfance par un père et une mère qui me traquaient ou m'ignoraient. Heureusement j'ai mes patients, comme mon père avait ses cloches. Autant de bouches voulant communiquer, émettre, vibrer, sonner, résonner… mais je n'entends pas, je ne comprends pas, je ne veux pas, c'est trop dur.
Je ne veux que mon Elfe mais je suis son monstre et je ne peux lutter contre ça. C'est trop pour un seul homme. Et je suis un homme, seul. « J'ai souvent la sensation confuse d'avoir vécu accroché à un îlot rocheux au milieu de l'océan, toute mon enfance. J'entre en contact avec des gens extraordinaires parce que les autres me semblent fades, flous, comme s'ils faisaient semblant d'exister. Mais quand je laisse quelqu'un accoster sur mon îlot rocheux, il prend une place démesurée. Et lui, il ne comprend pas. Sauf si c'est un monument. Ils comprennent ça, les monuments. » Ils me laissent me réfugier dans les dédales de leurs cerveaux malades. Je suis comme eux. Maudit cafard qui m'envahit, une colonie entière, dégoutants, repoussants ; comme moi ? J'ai eu des amis, pourtant, mais « ils ne comprenaient pas mon histoire avec les Monstres. Ils disaient que, puisque les Monstres étaient partis, c'était comme s'ils n'existaient plus et qu'il ne fallait pas y penser. Moi je leur répondais comme Dumbledore : « Ce n'est pas parce que c'est dans ta tête que ça n'existe pas. » ». Un déclencheur et l'engrenage s'enraye, le monde redevient effrayant, se peuple de Monstres ; pourtant « ça s'était arrêté toutes ces années, jusqu'à »…
« Il y a toutes sortes de choses dans ma tête. Des Monstres, des Elfes, des Monuments. Mais en vrai, il y a du vide, un vide effroyable qui détruit tout ce que j'aime. » J'aimerais juste trouver la voie neuf trois quart. « Alors je secouai la tête comme une boule à neige pour ranimer le monde. » « La décompensation poétique, c'est comme ça qu'ils chassent les Monstres, les Monuments. Je travaille beaucoup avec eux pour qu'ils m'apprennent… ». « Il ne faut pas forcément dire la vérité mais il faut apprendre à l'aimer. Pour pouvoir la transformer en autre chose. C'est un travail de longue haleine ». Vous comprenez ? J'espère que oui, parce que si je suis devant vous aujourd'hui, c'est pour que vous m'aidiez. Tenez, voici le compte-rendu de ma psy qui vous explique tout. Ma NOUVELLE psy. L'autre était nulle, elle ne comprenait pas la poésie.
————————— COMPTE-RENDU PSYCHIATRIQUE ——————————
Le Sujet présente des phases de quasi-lucidité durant lesquelles il m'explique :
« J'avais été embauché en tant que psychologue dans le service pour malades volubiles du Centre psychiatrique, et mon travail de recherche, au-delà des interventions à but thérapeutiques, consistait pour l'essentiel à établir des ponts entre la poésie classique ou contemporaine et le contenu délirant des décompensations poétiques des patients du Centre. »
« Je n'aime pas dire les patients, je les appelle les Monuments en général ».
« Les Monuments, la plupart des gens ne savent pas que ce sont des poètes. Quand ils délirent, on appelle ça des "décompensations psychotiques". Je remplace par "poétiques", je préfère. Je trouve que ça évoque mieux le poids du Verbe chez ces gens qui ont dû décider en urgence d'un truc inaugural afin de pouvoir se tenir debout face aux vivants. »
La décompensation psychotique est la phase de rupture de l'équilibre psychique chez un individu, qui « sort alors du réel » présentant des épisodes délirants très brusques… C'est un état que le Sujet connait bien : pas seulement pour explorer ses facettes en fouillant minutieusement chaque pièce de la tête de ses Monuments, mais aussi pour se débattre avec, à l'intérieur de lui-même, lorsque les Monstres reviennent terroriser l'enfant planqué en lui, et font notamment ressortir sa peur de l'abandon. Une brèche qui semble avoir été entretenue par des parents trop occupés par eux-mêmes pour l'aider à construire des barrières solides, puis rouverte par un déclencheur récent. Nous sommes en présence d'une rechute et, si le Sujet revient spontanément en arrière pour expliquer ce qui lui arrive, il est de moins en moins lucide.
« Il y a toujours une fenêtre que je laisse ouverte pour que les Monstres puissent entrer. Je ne le fais pas vraiment exprès. Mais tous les Monstres rentrent dans toutes les têtes de la même façon : on les y invite. Parce qu'il y a quelque chose en eux qui nous fascine, qui nous comble, ou du moins qui absorbe notre esprit logique en polarisant nos réflexions. Quand ils sont là, c'est trop tard. Ils ne sortent plus et la terreur grandit. »
Alors le Sujet perd le contact avec la réalité, s'invente un univers pour y faire face, quitte à convier une elfe ou même harry potter à la rescousse. Il décrit parfaitement le mécanisme et les sensations qui éclaboussent nos âmes, car ces Monstrueuses Fééries peuplent nos rêves d'enfants comme nos cauchemars d'adultes, que les contes ont pu nous aider à canaliser. Il suffit de peu, quand les remparts sont fragiles : un déclencheur, le déni ; et tout s'écroule, le monde redevient monstrueux. Tout ce qui se passe de dérangeant en lui, le Sujet le projette sur le monde qui l'entoure à l'aide d'images, de métaphores, l'écarte de lui comme pour le garder à vue ; Et quand le monde entier devient hideux, quel meilleur refuge que la folie des autres ? Ils comprennent, savent que les Monstres qui les entourent ne sont rien d'autre que la laideur du monde qui fait rage dans leur tête… Pour colmater cette brèche, le Sujet a trouvé une elfe doudou qui occupe ses temps libres. Il est devenu dépendant de ce rempart contre le monde. « ma solitude pesante l'envahissait : je voyais mes sables mouvants coloniser son corps malgré moi… Je ne faisais pas exprès de lui faire du mal » reconnait-il.
La métaphore est un lien, une mise en relation des mondes. Chacune d'elle tente d'extérioriser les Monstres. Mais elle les rend aussi plus effrayants. Il en sort un mélange de féérie, de cauchemar symbolique et de métamorphose kafkaïenne. « Je sentais le monde se déréaliser progressivement », m'avoue-t-il. L'elfe a-t-elle existé, est-elle une création mentale ? Sa conscience, une part de lui-même ? Il faudrait plus de temps avec le Sujet pour mener à bien ce travail d'interprète. Beaucoup de symboles sont à décrypter pour redonner de la cohérence à l'histoire dans laquelle s'est projeté le patient pour affronter la réalité. C'est ce qui rend l'aventure passionnante ! Les inspirations kafkaïennes ne me sont pas particulièrement agréables, n'ayant jamais pu comprendre et achever la métamorphose. Mais le Sujet m'intéresse, alors j'ai contacté son père, Laurent Pépin, pour discuter ensemble de celui que sera toujours son bébé. Je dois aller le retrouver. Votre mission chers confrères, si vous l'acceptez, est de poursuivre avec le Sujet, en mon absence, ce minutieux travail de reconstitution vers sa vérité maquillée. Pour le comprendre, apprenez à voir le monde avec d'autres yeux, acceptez que la folie n'est pas qu'incohérences mais au contraire une construction poétique destinée à pouvoir survivre et communiquer en se protégeant, un moyen de rendre ce monde moins fou qu'il en a l'air ! Même si le Sujet a un côté un peu sombre, il n'est pas triste ni déprimant ; lire en lui est même ludique comme une chasse au trésor ou un puzzle dont nous devons trouver les pièces cachées (les références à des symboles ou des lectures) et les recoller pour en faire une image à interpréter de manière cohérente. Merci, chers confrères volontaires, de prendre ma suite dans cette chasse aux pensées cachées, l'exploration de cette antre mystérieuse qu'est le cerveau du Sujet ! Hâte de lire vos rapports !
_____________________ Dr Onee