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Critique de fabienne2909


Difficile de rester insensible devant ce troisième roman de Dolen Perkins-Valdez – mais le premier traduit en France –, tant les faits qui ont inspiré ce roman sont choquants (et malheureusement encore d'actualité) et viennent mettre en avant, encore une fois, l'autre face du « land of freedom » que sont censés être les Etats-Unis (ou tout du moins, quand on a la « bonne » couleur de peau).

Civil Townsend est une jeune infirmière qui commence son premier travail au Planning familial de Montgomery, en Alabama, ville célèbre pour avoir été le lieu où a commencé la lutte de Martin Luther King. Pleine d'idéaux propres à sa jeunesse et à une volonté d'aider une population noire défavorisée qu'elles connait assez peu, elle qui est issue de la classe moyenne noire imprégnée des préceptes de Martin Luther King tout en ayant une indépendance financière, Civil veut bien faire pour son premier dossier : injecter un médicament contraceptif à deux petites filles de onze et treize ans, India et Erica Williams. Civil tique sur la jeunesse des deux filles mais procède quand même à l'injection (les jeunes filles de cette classe sociale étant souvent filles-mères), avant de le regretter amèrement quand Erica lui confiera par la suite souffrir de saignements continus depuis la première injection, et que sa soeur India n'est pas même réglée… Outrée par cette décision et par les conséquences qui en découleront (une stérilisation forcée des soeurs), s'étant prise d'une affection débordante pour les deux petites filles et leur famille qu'elle aidera bien au-delà de ses moyens et de son statut d'infirmière, et traumatisée par sa propre expérience personnelle, Civil s'engagera dans une lutte contre les abus de l'État sur les deux filles et plus largement la population défavorisée de Montgomery, mais qui dépassera bientôt cette seule ville pour concerner les droits reproductifs (mouvement qui donnera naissance plus tard au mouvement féministe pour la justice reproductive) de la Nation entière.

Comme souvent dans les romans engagés, beaucoup de sujets sont évoqués, qui vont bien au-delà du pitch initial : ici, la violence contraceptive faite au prétexte de la prévention de la pauvreté par le contrôle des naissances (les femmes étaient poussées par tous les moyens, y compris par le mensonge, à la ligature des trompes), qui cache des expérimentations de médicaments sur des populations qui ne pouvaient s'y opposer, par manque d'éducation, parce qu'elles dépendaient trop de l'aide d'État (les études sur les tests du médicament contraceptif injecté aux soeurs Williams démontraient que celui-ci causait systématiquement des cancers sur les animaux qui y avaient été soumis…). Au-delà de cette seule histoire, le roman montre combien la ségrégation perdurait malgré les lois passées en 1968, et le peu de considération que l'État continuait à avoir sur le corps des personnes noires, bon pour toutes les expérimentations vu qu'à priori, elles ressentaient moins la douleur que les personnes blanches (ben voyons) ; mais surtout restait (et reste) une oppression systématique pour des gens qui devaient faire attention à tout ce qu'ils font et disent… J'aimerais parler au passé mais l'actualité montre bien que le présent reste le temps grammatical approprié quand on pense à Georges Floyd et à d'autres victimes du pouvoir (blanc). À noter également que les stérilisations forcées, comme l'explique l'autrice dans une note conclusive, sont toujours d'actualité pour les étrangers retenus dans les centres de détention pour immigrés vu qu'est toujours en vigueur un décret fédéral datant de 1927…

La force et le caractère réussi du roman de Dolen Perkins-Valdez est ainsi de traiter ce sujet par le biais du témoignage de Civil Townsend, une jeune femme noire issue d'un niveau social différent de celui des soeurs Williams, en montrant, par le biais de deux narrations distinctes dans le temps (une placée au moment des faits, en 1973, l'autre en 2016, quand Civil retourne à Montgomery après un silence de quarante ans, quand elle apprend qu'India souffre d'un cancer), combien ce scandale sanitaire aura un impact sur la vie de son personnage. Civil est imprégnée des idéaux du mouvement civique du Dr King, mais vit dans un milieu social plutôt aisé, et elle découvre avec les soeurs Williams la pauvreté crasse dans laquelle des membres de sa communauté peuvent vivre. Raison notamment pour laquelle elle s'impliquera beaucoup trop dans l'aide qu'elle souhaite apporter à ces deux petites filles, elle qui n'est pas sûre de vouloir devenir mère, et qui la poussera à s'interroger sur cette aide apportée : à partir de quel moment celle-ci devient de l'ingérence dans des vies qui ne sont pas la sienne ? On apprend dans le récit de 2016 que Civil a vécu le reste de sa vie en fonction de cette tragédie, en adoptant une fille en hommage aux soeurs Williams et en devenant gynécologue-obstétricienne, mais j'aurais aimé que ce pan de l'histoire de Civil soit un peu plus développé (la narration de 2016 restant assez allusive par rapport à celle de 1973). J'ai été moins passionnée également par le détour « roman judiciaire » que prend le roman sur un gros tiers, mais il est incontournable toutefois.

Je ne peux que vous conseiller ce roman si vous appréciez les romans sociaux, et je remercie vivement les éditions du Seuil ainsi que Babélio pour cette masse critique privilégiée.
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