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Critique de Malaura


« Je ne suis rien / Jamais je ne serai rien. / Je ne puis vouloir être rien. / Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. »
Un homme à sa fenêtre regarde le bureau de tabac d'en face et c'est déjà tout le désarroi de la vie qui nous saute au visage…
Cet homme c'est Alvaro de Campos, l'un des nombreux hétéronymes dont s'est servi le grand poète et homme de lettres portugais Fernando Pessoa (1888-1935) pour bâtir une oeuvre gigantesque, complexe et multiple.
« Les hétéronymes littéraires auront une telle force dans l'oeuvre de Pessoa, ils seront à l'origine d'une création littéraire si unique que l'auteur leur trouvera même à chacun une biographie justifiant leurs différences. »

Alvaro de Campos est un ingénieur en mécanique ; être tourmenté, solitaire et paradoxal, il est l'incarnation de l'homme moderne désillusionné dans l'oeuvre de Pessoa.
Mille pensées l'assaillent, l'accablent, l'agressent, le rongent. Sa vision du monde, entre désir de rêve et réalité, sa lucidité, franche et désenchantée sur le monde et sur sa propre condition, ses remarques moroses, ses opinions saturniennes… s'égrènent au fil d'une poésie trouble, triste et fascinante, dont l'envoûtement joue sur des registres émotionnels entre ombre et lumière, entre feu et air, entre souffle chaud et fluide glacial, comme une caresse après les coups…

Des mots, tout simples, puissants comme un tourment, jetés en pâture avec la force « intranquille » du poète, dans le vide sidéral de nos destinées, dans le gouffre sans fond de notre vacuité existentielle.
Etre, faire, paraître, devenir…toutes ces actions menées…Pour quoi ? Toutes ces choses effectuées avec la peur chagrine de ne pas laisser de trace. Mais pour mener où ? Tous ces masques derrière lesquels nous nous camouflons. Dans quel but ?
« Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ? »
Entre espoir et désespoir, aspiration et désespérance, perpétuel questionnement sur le sens de l'existence et sur le pourquoi des choses, Alvaro de Campos, de la fenêtre de sa petite chambre, s'abîme dans un flot tumultueux de pensées métaphysiques qui le conduisent au bord d'un découragement duquel sourd quelquefois une irrépressible rage de vivre.
« Sentir de toutes les manières, / Vivre tout de tous les côtés, / Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps, / Réaliser en soi toute l'humanité de tous les moments / En un seul moment diffus, profus, total et lointain. »

Sa poésie, sans versification et sans construction, sans rimes, sans pieds qui ne se comptent, est une poésie quasi parlée, monologuée, soliloquée dans une effervescence et dans un débit de paroles qui fusent avec toute la force de l'affliction, et impriment un immense sentiment de solitude.
« Je suis seul, d'une solitude jamais atteinte, / creux en dedans, sans futur ni passé. »
Ses mots s'enlisent dans la tourbe lente d'une conscience désespérée, mais s'arment du charme cruel et vénéneux des Tubéreuses, comme une très belle plante poussant dans la fange, orchidée au parfum subtil née des relents d'un l'esprit tourmenté.
Pensée torturée, forcée, profanée, dans un grand désir de la tordre et de la pressurer pour en faire sortir ce qui se cache au plus profond de soi, et ainsi, si profondément juste et sincère qu'elle en devient lumineuse, ardente, comme éclairée de l'intérieur, riche de tout ce qu'elle entraîne comme interrogations et questionnements.

Une lente et longue « marche vers soi, vers la connaissance » de cet être multiple qui définit l'homme et le poète.
Quête de soi, cheminement intérieur, alliés à une volonté acharnée de comprendre à quoi sert l'existence, s'il y a un but, une finalité, en même temps que la figure d'un grand doute s'insinue et s'infiltre, se colle aux parois perturbées de l'esprit, s'en empare pour, de son travail de suspicion, faire oeuvre de déréliction. « Qu'il est difficile d'être soi-même et de ne voir que le visible ! »
Et il y a un tel sentiment de vacuité dans tous les mots du poète, un tel espace à combler, une telle certitude du néant… que cela fait mal mais que cela est beau, d'une beauté grave, tragique, poignante, d'un désenchantement ironique et mordant.

« Bureau de tabac » est une poésie qui est et qui rend triste, de ce genre de tristesse qui étend son voile brumeux de nostalgie sur les êtres qu'elle touche mais dont on ne peut s'empêcher de parcourir et continuer la lecture, en scandant chaque mot, en en goûtant la sève généreuse et empoisonnée, en s'imprégnant de son rythme envoûtant et lancinant de brûlante saudade portugaise.
Poésie transcendante, touchant au sublime, à la fois réelle au plus près du réel et abstraite au plus près du rêve…

« Ainsi, étranger à moi-même, je lis
Mon être, comme les pages d'un livre.
Je ne prévois point la suite,
J'oublie le passé.
Je note sur la marge des pages lues
Ce que j'ai cru sentir.
Je relis et je me dis: “Est-ce moi?”
Dieu le sait, car il l'a écrit. »
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