Chaque dimanche, je souffrais de cette injustice. Mon père, créateur de ma chair, architecte de mes terreurs.
Je me sens profondément liée au terrestre au sens le plus strict du terme, qu'il soit apparenté un arbre, à une fleur, au sol.
J'aime à penser que j'ai un cœur valeureux. Et que c'est la raison pour laquelle tu m'as aimée. À mon contact tu retrouvais un lien profond avec la nature, avec quelque chose de solide, d'essentiel, de lumineux. Tu aimais être en Corse, entouré de choses simples. La nature t'apportait une sérénité sans pareil. Je te semblais sans vanité, sans artifices, sans désir de gloire. Tu détestais le paraître, c'était ton paradoxe. À travers moi tu pouvais vivre la simplicité à laquelle tu aspirais. [p.106]
Je repense à ce mot a pris en Corée que tu as immédiatement adopté pour lequel il n'existe pas de traduction : le nunchi. Le tact. La délicatesse. Le fait de sentir les choses. Un principe de vie qui repose sur l'observation des autres afin d'utiliser ce qu'on perçoit avant d'agir. Pourquoi font-ils tous preuve de si peu de nunchi ? [p.86]
Si tu avais été une figure de style, tu aurais été un oxymore.
Une obscure clarté. [p.62]
Tu compartimentais. Tu avais des amis disséminés dans plusieurs sphères. Tu cloisonnais comme un maçon de la chapelle Sixtine. Pour que les parois restent étanches pendant des siècles. Je ne sais pas ce que tu craignais. Il existait une constellation autour de toi. Tu étais au centre, les autres gravitaient autour de ton soleil. Moi y compris.
En dépit ou à cause de cette force d'attraction, subsiste cette impression bizarre de ne pas t'avoir connu réellement. Qu'il y a toujours eu une autre part de toi, une face détournée, un hors-champ. Que ton esprit a toujours été masqué par une éclipse. Que tu restes à jamais figé dans l'irréel. [p.55 - 56]
Cette attitude étrange qu'on s'impose à soi-même. Faire comme si de rien n'était. Avoir le chagrin discret. Propre. Rester muette et stoïque. Comme s'il s'agissait de la seule réaction appropriée face à la mort. Alors même qu'on est terrassé, disloqué, ne pas se vautrer dans la complaisance morbide. [p.53]
Nous avons choisi la photographie "officielle". Celle sortie en couverture de Libération. En noir et blanc. Ton visage. Une cigarette à la bouche. Certaines images donnent plus que d'autres l'impression absolue de la réalité. [p.36]
Il a fallu prendre des décisions. Nous nous sommes réunis avec tes parents et certains de tes amis. Ces moments sont vaporeux. Je me souviens de peu de choses. Sinon d'avoir imposé une cérémonie à l'église. Certains disaient que tu n'étais pas croyant. Que ça n'avait aucun sens. Mais j'étais sûre de moi.
Je voulais un moment sacré. Pour notre fils. Pour tes parents. Pour moi. Que nous puissions tous nous recueillir.
Nous avons choisi l'église Saint-Eustache car c'est là que tu avais été baptisé et dans ce quartier des Halles que tu avais vécu toute ta vie. Pour moi, ce lieu avait du sens, ne trahissait rien, ne faisait pas de toi un fervent catholique, mais nous permettait de sacraliser cet adieu. [p.31 - 32]
Il y a toutes les scènes de notre vie que je défile, tous ces "clichés", et qui mieux qu'un acteur, passionné de photographie, habitué des chambres noires, peut comprendre le sens profond de ce mot, ses nuances ? [p.23]
En un misérable jour, nous sommes passés de tout à rien. La frontière est nette comme la mort. L'avant et l'après. La frontière infranchissable désormais entre ce qui a été et ce qui ne sera plus.