Était-ce normal de se souvenir uniquement de bribes et de quelques images, ou bien la douleur du souvenir avait-elle contribué à enfouir certaines choses ?
Monsieur Hmm était tout à la fois mon roc et mon refuge. Il savait ce qu'il y avait à faire, comment prendre les choses en main. Il savait quand nous laisser faire et quand reprendre les rênes. Quand j'essayais d'imaginer ma vie sans lui, la peur me glaçait immédiatement les os.
Nous l'appelions Em. Peut-être avons-nous utilisé un temps la désignation plus ordinaire de Maman ou M'man, mais je n'en garde aucun souvenir. C'était Em pour elle. Et pour notre père, parfois, Monsieur Hmm.
C'était facile de pardonner : nous étions conscient de l'immensité de sa douleur. Et ce n'était pas facile de pardonner : sa douleur nous coupait d'elle irrémédiablement.
Em nous aspergea de thé.
- Il t'a bien eue, en plein dans le mille, espèce de vieille branche.
J'éprouvais de la peine pour Grand-Mère, mais aussi une profonde irritation. Parce qu'elle aimait Em, elle pensait que cela suffisait. Or, cela ne suffisait pas. L'amour ne suffit jamais. C'est la folie qui suffit. Elle est totale, autosuffisante. On ne peut que l'observer de l'extérieur, comme une femme observe la prison dans laquelle son amant est enfermé. De temps à autre apparaît un visage bien-aimé, au regard interrogateur, et l'amour vous submerge de nouveau. Un bout de tissu est agité, qui devient signe, code, message - tout ce que vous voulez bien y voir. Puis il disparaît, et vous vous retrouvez de nouveau au pied de la tour sombre. Quand j'étais jeune, j'éprouvais parfois le désir d'entrer dans la tour afin de comprendre à quoi elle ressemblait. Mais je savais déjà, à cette époque-là, que je ne souhaitais pas y résider de manière permanente. Je voulais aller y faire un tour, et cette visite n'aurait guère de conséquence car je pouvais toujours en partir. Y aller en touriste alors qu'elle y résidait.