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Critique de Tempsdelecture


Je connaissais Luigi Pirandello comme dramaturge, ayant eu la chance de l'étudier en cours d'italien il y a fort longtemps maintenant mais pas encore comme romancier. Six personnages en quête d'auteur, l'autre oeuvre de l'auteur que j'ai lue il y a quelques années de cela, est d'un genre particulier et remarquable mêlant étroitement fiction et réalité, abolissant les frontières que sont celles qui séparent une oeuvre totalement imaginaire de son récepteur. Feu Mathias Pascal, composé une quinzaine d'années avant la pièce, présentait déjà ce dédoublement de la réalité narrative, aux repères totalement abolis. Non seulement ce roman est une vraie réussite quant à la trame narrative, il a été formidablement bien pensé, mais également sur le plan de langue jubilatoire de Pirandello, qui apporte du piquant au texte.

Allons droit au but, Mathias Pascal est le personnage sur lequel repose toute la cocasserie de ce texte: c'est un raté, il en est parfaitement conscient, qui n'a pas la moindre envie de travailler, d'apprendre un métier. Il prend la vie avec légèreté, qui confine à une forme de stoïcisme, on ne le voit jamais s'emporter contre le responsable de la perte de la fortune de sa famille, ni même jamais déplorer cette perte. Il se comporte et agit comme si rien n'avait d'importance et n'était jamais grave. Il mène sa vie ou plutôt il se laisse mener par la vie, et qui voudra bien le choisir, avec insouciance et un désintérêt imperturbable de la vie et des personnes qui l'entourent. A peine aura t-il le courage de trouver un travail afin de subsister aux besoins de sa famille. Ce n'est cependant pas un homme amer et sans coeur, loin de là, les passages qui narrent la perte des êtres chers m'ont particulièrement touchée, Pirandello manie les différents registres linguistiques à la perfection. Mais Mathias est assez lucide sur la nature de sa personne pour pratiquer l'autodérision. Et c'est en pleine crise existentielle qu'il va brusquement quitter famille et travail pour partir à l'aventure sans destination précise, tenté bien des fois de mettre fin à sa vie. Car c'est également un homme malheureux et désabusé qui n'a plus rien, même plus le goût de vivre, et qui a complètement perdu le contrôle de sa vie – ne l'a t-il jamais eu? – et qui se laisse embringué par les aléas du hasard.

Jusqu'au jour où il se rend compte qu'officiellement il n'existe plus, « Mathias Pascal » ayant été enterré avec le corps d'un autre, et qu'il se voit contraint à s'inventer un nom, une vie qui ne sont pas les siens au sein d'une famille qui lui est étrangère. Et nous voila plongés au coeur même de la problématique du roman: est-il si facile de se réinventer une vie lorsqu'on se voit contraint de mentir, constamment et sur chaque détail de sa personne, sans pouvoir se confier à quiconque? Mathias a très bien vécu le renoncement à sa vie lorsque c'était un choix volontaire, les choses prennent une autre dimension lorsque il est contraint par les circonstances extérieures d'abandonner son nom. L'expérience de Mathias finit par inévitablement interpeller le lecteur ; assurément, dans quelle mesure notre nom fait-il partie de notre identité, dans quelle mesure est-il le reflet de ce que nous sommes? Mathias, devenu étranger à lui-même, va expérimenter la difficulté à continuer à vivre tout en ayant perdu une part conséquente de lui-même et ainsi le fait de devenir un imposteur, et un menteur, aux yeux du monde. Face à l'impossibilité de redevenir Mathias Pascal, il va s'inventer une famille, un passé, croyant être à l'abri grâce à sa fortune nouvellement refaite. Bien au contraire, il va se retrouver confronté à la bêtise, l'inconséquence, l'avidité d'autrui qu'il n'aura pas vraiment moyen de combattre puisque vivant indûment dans une sorte d'ersatz d'existence, une farce, une comédie ou un drame selon l'angle sous lequel on se place. Une vie d'évitement et de solitude, voila ce à quoi il doit faire face. Coincé dans un personnage monté de toutes pièces, Adrien Meis, qui n'existe pas vraiment et qui n'existera jamais, il a voulu fuir ses ennuis mais sa situation ne fait que d'aller de mal en pis. La question des preuves de l'existence de l'individu est au centre du récit de Pirandello: L'expérience de Mathias aussi désastreuse soit-elle témoigne de cette souffrance à se trouve déposséder brutalement et involontairement de chacune des caractéristiques qui définit un être socialement et individuellement. Puisque finalement il n'est plus qu'Adrien Meis, un être fictif qui ne peut plus exercer aucune fonction réelle dans le monde, sauf celles que son argent qu'il prend soin de toujours garder sur lui, lui permet. Il semble finalement se perdre dans ses mensonges, dans cette fiction, sa personnalité se dissout dans ce rôle qu'il s'acharne à jouer au sein de ce petit cercle d'amis et auquel il finit par s'attacher sincèrement, mais dont il sait que cet attachement est vain et sans avenir. Face à cette impasse, c'est de mauvais gré qu'il va essayer de se réapproprier sa vie réelle sans encore une fois y parvenir réellement.


Si ce roman a des accents burlesques, de désinvolture apparente, de pointes d'ironie, de sarcasme et d'humour qui ressortent ponctuellement, ce texte revêt néanmoins une certaine dimension dramatique latente que Pirandello se plaît à atténuer pour peut-être accentuer le ridicule de la situation. Son but n'est pas de faire pleurer dans les chaumières, il amène davantage le lecteur à se questionner sur la substance et la factualité de sa propre personne, d'autant que dans le texte que Luigi Pirandello a cru bon d'ajouter à son récit, que les critiques d'antan ont accusé d'invraisemblance, il précise qu'il est fortuitement tombé, quelques années plus tard en lisant son journal, sur un fait divers ayant de grandes analogies avec sa fiction .

le style, le ton, de Pirandello est un pur délice, il donne à son personnage une certaine dose d'autodérision et un sens de la repartie incomparable, il réussit très souvent à nous arracher un sourire grâce aux remarques que Mathias émet l'air de rien mais qui sont bien souvent incisives et sans concession. Mais pas seulement. Mathias n'est pas que cet homme, léger, inconscient, c'est un homme privé de la liberté d'être lui-même, contraint à se cacher comme un criminel, et son discours, au fur et à mesure du récit, prend de en plus d'accents de gravité et d'amertume face à cette situation ubuesque et cette vie insensée à laquelle il est confronté bien malgré lui. Parce qu'à travers la perte de son identité, c'est avant tout la perte de sa liberté d'exister, d'aimer, d'exercer un métier. Devenu un imposteur, cette sensation d'être dépossédé de lui-même et ainsi enfermé par des barreaux invisibles est trop dure à gérer, cette imposture trop dure à assumer jusqu'au bout. La question de savoir s'il récupère son nom, ou pas, c'est une interrogation que je laisse en suspens et préfère vous laisser découvrir par vous-même la réponse.

Une chose, cependant, on sent que l'homme n'est plus le même après son errance à Monaco et dans son pays natal, ce périple prenant des airs de voyage initiatique. Et c'est un homme plus mature et mûr dans son discours, qui nous revient, peut-être plus conscient de la valeur de sa propre vie, en somme, c'est l'atteinte d'une certaine forme de sagesse. Encore une fois, je crois que c'est limpide, j'ai aimé ce livre de la première à la dernière page, les réflexions sur la perte de l'identité, et de cette liberté entravée, sont plutôt pertinentes, le style, la langue piquante, acérée, de l'auteur est délectable d'un bout à l'autre de ces 270 pages.
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