Chaque homme doit se fixer un objectif pour avancer dans la vie, sinon il ne fait que barboter dans un quotidien qui finit par l'étouffer.
Un objectif. Une raison de vivre.
Les bruyères s’agitèrent. Le chevreuil avança, serein, ses sabots foulant un sol jonché de feuilles mortes. Il tendit son museau, arracha une touffe d’herbe et mâcha lentement. Une bruine se mit alors à tomber, si fine que ses clapotis résonnaient à peine dans les houppiers de la forêt.
Le jeune garçon ramena la corde de son arc contre sa joue. Ses mouvements étaient contrôlés, empreints d’un calme qu’il imposait à tout son corps. Dissimulé dans des chèvrefeuilles chargés de rosée, il ne voyait sa cible qu’à travers un espace restreint, ouvert parmi la végétation. À ses côtés, accroupi lui aussi, un vieil homme auscultait le comportement de l’archer, à la recherche du moindre écart de discipline. Après quelques battements de cœur, la corde vibra. Dans sa course, le trait frôla la fronde d’une haute fougère, disséminant quelques gouttelettes d’eau déposées là par la pluie.
L’animal s’effondra sans une plainte. Le chasseur et son mentor se levèrent et sortirent des fourrés. Ils s’approchèrent du chevreuil qui, les yeux grands ouverts, semblait les toiser depuis les limbes de la mort, comme si une étincelle accusatrice brasillait encore au fond de ses pupilles. Mais ce n’était qu’une impression fugace dont le jeune garçon se débarrassa en détournant le regard.
— Un joli coup, petit, déclara le vieillard. Néanmoins, tu as tiré trop tôt. Tu aurais dû laisser passer cette brise qui souffle par intermittence. Ta flèche a légèrement dévié de sa trajectoire. D’ailleurs, tu visais le poitrail et tu as finalement touché la gorge. La bête a été foudroyée, ce qui est un coup de chance, soyons clairs.
Il ne servait à rien de contredire Calabos, et le garçon en était conscient. Le vieux maître avait raison, comme bien souvent.
— Il faut que tu comprennes ceci, Bastan : la souffrance est une chose qu’un bon chasseur n’inflige pas à sa proie. Cet animal est mort pour remplir nos estomacs.
— Il mérite donc le respect, poursuivit l’intéressé, qui connaissait la rengaine par cœur.
Mais Bastan jugula sa peine. Pour ce faire, il utilisa son ambition. Atteindre l'objectif, coûte que coûte. Dans le sang et les larmes. La règle. Accéder à l'idéal suprême, dont il rêvait depuis des années. Il devait surpasser sa douleur. Par respect pour lui, pour tout ce qu'il avait entrepris.
"Alors, Messieurs, êtes-vous prêts à faire pleuvoir la mort ?".
[Bolshak, chef de section des Radashiens]
— Tu peux me dire ce que tu comptes faire ? questionna Calabos en retenant son apprenti par la ceinture.
— Ces gens ont besoin de nous.
— Ces gens sont perdus. Et je n'ai pas envie que nos cadavres rejoignent les leurs.
— Nous devons essayer !
— Non ! Nous devons employer ça ! fit sèchement le vieux mentor en tapotant sa tempe de l'index. Ne confonds pas l'héroïsme et la bêtise.