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Citations sur La moustache du soldat inconnu (1)

La guerre n’était pas finie. La police a fait irruption chez moi. Des agents en tenue ou en civil ont envahi la maison, le hall d’entrée, l’escalier. Ils ont tambouriné à la porte des voisins. Je devais quitter l’appartement sans délai. Les flics, de plus en plus nerveux, étaient partout.
La dernière fois que j’ai déménagé, j’avais remonté de la cave une boîte de reliques de la guerre de 14, le petit fourre-tout sacré qui a toujours accompagné mes tribulations.
Dedans, à côté d’une pointe de casque à pointe, d’une fourragère rouge et verte, d’écussons et d’insignes, et même de la plaque d’identification d’un soldat originaire du Bade-Wurtemberg (Friedrich Königsbrügge: je donne
ici à tout hasard le nom gravé sur l’ovale en laiton si jamais quelqu’un le reconnaît), reposait depuis une éternité un objet qui me semblait être un obus. Jamais jusque-là il ne m’avait inquiété. Le soupesant, j’estimais soudain que son poids était bien lourd. Vaguement inquiet cette fois je ne sais pourquoi, je me suis dit qu’il valait mieux faire appel à ce que l’on ne nommait pas jadis «le principe de précaution», bref qu’il était peut-être préférable de consulter les services de la Ville de Paris. Mon parcours du combattant allait commencer.
Il fallait que je m’adresse au bureau compétent de la mairie, les encombrants ne se chargeaient pas des matières dangereuses, le responsable était en congé, je devais rappeler plus tard, avant 17 heures, le lendemain matin, après le week-end.
Si c’était vraiment urgent me répondit-on deux ou trois jours plus tard, je n’avais qu’à prévenir la police. Au point où j’en étais, je n’ai fait ni une ni deux, j’ai composé le 17.
Dans les cinq minutes, le pâté de maisons a été bouclé. Alors que j’avais vécu insouciant durant des années en coexistence parfaitement pacifique avec l’objet indéterminé, la panique s’est répandue à travers l’appartement déjà en proie aux cartons et au remue-ménage. Tous les autres habitants reçurent à leur tour l’ordre d’évacuation, les femmes, les enfants.
Les rares occupants en pleine journée se montraient incrédules, mais l’avertissement policier propagé par haut-parleur était comminatoire. La surexcitation de la police était à son comble, les hommes avaient perdu leur flegme, ils criaient, ils couraient. Un bus voulut passer devant l’immeuble, ignorant l’état d’alerte. Il a été stoppé net. La rue fut barrée. Dehors, par cette belle journée du début de l’été, les résidents et les passants scrutaient l’agitation bien qu’il n’y ait rien d’autre à voir que cette chorégraphie de la panique.
Alors une minuscule fourgonnette banalisée surgit de l’horizon, sans la grandeur rutilante des véhicules de pompiers, toutes sirènes en action. Deux ou trois hommes en jaillirent.
Ils devaient être en blouse des services du déminage. Puis, à peine entrés dans l’immeuble, presque aussitôt, une à deux minutes après, ils repartirent sur les chapeaux de roues, dans un crissement de pneus. J’en ai perdu la cause du délit qui a été exfiltrée vers une destination inconnue. Personne ne
m’a reproché de l’avoir conservée malgré les risques potentiels, personne ne m’a jamais indiqué non plus ce qu’elle était devenue. Pas le moindre entrefilet dans les journaux.
Il s’agissait d’un boulet de 37 millimètres modèle 1916, je l’ai appris ensuite officieusement de la bouche d’un ancien artificier à qui je montrai une photo témoin. Un projectile destiné à l’instruction des troupes. Comme je le pensais en termes moins savants, l’objet était totalement inerte. C’était
un boulet plein, sans aucune matière active, dépourvu donc de toute dangerosité. Mon exemplaire avait déjà dû servir, la ceinture de forcement supérieure qui apparaissait autour du boulet de forme oblongue avait été arrachée et laissait apparaître les encoches de sertissage. Entre les deux petites ceintures de métal, un «K» suivi d’un numéro de lotissement devait avoir été gravé à froid. Si ce n’était pas le cas, le symbole d’une grenade et une lettre à l’intérieur d’un double cercle figurant au culot indiqueraient que le boulet était en fait un modèle 1890, modèle plus rare que le précédent mais également inerte. Maintenant je ne pourrai plus jamais vérifier.
Un instant j’ai pu craindre qu’à retardement la guerre de 14 allait faire exploser tout un quartier de Paris. Il aurait fallu à peu près un siècle pour que cet obus parvienne à atteindre sa cible, un siècle après que le 29 mars 1918, pendant la messe du Vendredi saint, un obus tiré par la Grosse Bertha fut tombé sur l’église Saint-Gervais, à quelques centaines de mètres du collège que j’avais longuement fréquenté, défonçant la toiture et crevant la voûte, ce qui avait entraîné la mort (quoique les chiffres exacts soient aujourd’hui discutés) de 91 personnes dont 52 femmes et causé 68 blessés.
Ces énormes obus n’éclatent, en silence, que plusieurs dizaines de secondes après s’être enfoncés dans le sol. Le Paris Kanon (le nom officiel de la Grosse Bertha) tirait à plus de 100 kilomètres de la capitale, multipliant par quatre la
portée maximale de l’artillerie allemande. En un peu plus de quatre mois, 367 obus ont abouti sur Paris et sa banlieue.
Ils ont tous explosé, ou presque.
Le jour de ses trente ans, à l’été 1915, Alexis Berthomien écrit à sa femme qu’il a épousée deux mois avant la mobilisation.
Marie voudrait bien connaître le poids des obus.
Son petit homme est dans le Génie. Il est heureux de lui dire tout ce qu’il a appris pour lui être agréable. Le 70 pèse 20 à 25 kilos et la pièce 25 quintaux, le 105, 30 à 35 kilos et la pièce 45 quintaux, le 220 pèse 80 kilos et la pièce
80 quintaux, le 320, 150 kilos et la pièce 150 quintaux. Il y a aussi des canons monstrueux de 420, 450 quintaux la pièce quand les obus pèsent 1000 kilos. «Ceux-là, ils s’en servent pour démolir les forts et les fortifications, ceux-là
sont traînés par des tracteurs automobiles et l’obus est placé dans la pièce par l’électricité, car c’est impossible aux hommes de remuer un obus. Chaque coup de ces obus leur coûte trente-trois mille francs.» Berthomien est de Trémouilles dans l’Aveyron à 20 kilomètres de Rodez. Il parle des obus
tels les bestiaux qu’il admire aux comices agricoles.
Michel Lanson n’a pas vingt ans quand il se bat en Artois dans l’infanterie. Le très jeune aspirant, en bon matheux, quoiqu’il soit le fils du grand historien de la littérature française Gustave Lanson, fait ses comptes. «L’attaque du 9, écrit-il en juillet 1915, a coûté (c’est le chiffre donné par les officiers)
quatre-vingt-cinq mille hommes et un milliard cinq cents millions de francs en munitions. Et à ce prix, on a gagné quatre kilomètres pour retrouver devant soi d’autres tranchées et d’autres redoutes.» Fin septembre, le jeune homme ne vivra plus.
Plus des deux tiers des morts de la Grande Guerre ont été les victimes de l’artillerie. L’une des activités dans les tranchées était d’étudier ce qu’on appelait les mœurs de l’obus. Selon la musique, les soldats arrivaient à évaluer la distance, le risque, les dégâts. La casse. Le sifflement qui enfle puis s’éloigne, le hurlement de la grenade comme une bourrasque, la plainte
du shrapnel, le miaulement, le frou-frou, l’air de flûte, le feulement, avant le choc sourd. Juste là.
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