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Critique de Charybde2


Le deuxième tome de la Recherche, qui amena le succès à Proust, et révèle l'ampleur du projet.

Publié en 1919, et accepté cette fois par Gallimard (à la différence de "Du côté de chez Swann", renvoyé six ans plus tôt au compte d'auteur), couronné la même année du prix Goncourt, le deuxième tome de "À la recherche du temps perdu" est à la fois celui de la consécration pour l'auteur, et celui qui donne à voir au lecteur, le premier, l'ampleur que va prendre l'ensemble de l'édifice, ampleur qui n'était jusque là que suggérée.

Le deuxième tome me semble aussi confirmer, ne serait-ce que par son complexe jeu d'indices et de références, qu'il est largement préférable (si ce n'est essentiel) de lire "La recherche" comme un unique gros roman, plutôt que comme un feuilleton égrené au fil des années et des lectures (trop) échelonnées.

Dans une mécanique complexe de spirales et de faux-semblants narratifs extrêmement maîtrisée, une partie des "bombes à retardement" posées par l'auteur dans le premier tome sont maintenant dévoilées, tandis que de nouvelles, nombreuses, sont enfouies à leur tour, pour servir plus tard.

Tandis que le narrateur, dans les dernières pages du premier tome, connaissait les premiers émois amoureux d'une amitié enfantine qu'il souhaite transformer en tout autre chose, avec Gilberte Swann, c'est maintenant de la conquête de sa mère, Odette, qu'il s'agit, pour des raisons peu claires initialement, dans lesquelles entrent à la fois du dépit, du refus anticipé de la souffrance, une rare forme de sado-masochisme qui ne dirait pas encore son nom, tout en résonnant, déjà, fortement, avec certains symptômes d'obsession et de jalousie semés dans "Un amour de Swann", confirmant le caractère matriciel de cette échappée au sein du premier tome, qui ira s'affirmant au fil des volumes.

Saisissant ce qui pourrait n'être qu'un prétexte (mais on apprendra au fil des volumes, à nouveau, que ce n'est pratiquement jamais le cas dans la "Recherche"), l'analyse de l'évolution de Swann après son mariage, à la fois telle qu'il semble la vivre et telle qu'elle est perçue de l'extérieur, (en particulier par le père du narrateur et par les Verdurin) permet à l'auteur une incursion en profondeur, cette fois, dans la mécanique des barrières sociales évoquée tout au long du premier tome, mais cette fois abordée presque frontalement.

Grâce à la longue description de la genèse et de la vie du salon de Mme Swann, la deuxième tranche, patiente, du mûrissement littéraire du jeune Marcel, autour de l'analyse de ce qui « fit » l'écrivain Bergotte, en son temps, nous est dévoilée : de l'art du détournement de l'objet apparent d'une narration pour servir un but ultérieur bien différent…

Au bout de ces 160 premières pages, l'une des ellipses en forme de coup de théâtre, par lesquelles l'auteur aime clore ou débuter une nouvelle partie, et nous masquer ainsi la structure de son patient échafaudage, et auxquelles nous allons nous habituer au fil des volumes, survient, semblant tourner la "page" Gilberte / Odette, et nous renvoyer maintenant l'écho comparatif de la dernière partie du premier tome : si "Du côté de chez Swann" s'achevait par les images associées a priori au nom de Balbec, il s'agit maintenant d'y aller voir : « J'étais arrivé à une presque complète indifférence à l'égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand-mère pour Balbec. ».

Avec au passage, l'une des plus jolies auto-justifications de la procrastination que j'aie pu lire : « Si j'avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail j'aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma résolution était formelle, et qu'avant vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si bien parce que je n'y étais pas encore, mes bonnes dispositions se réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où j ‘étais mal disposé pour un début auquel les jours suivants, hélas ! ne devaient pas se montrer plus propices. Mais j'étais raisonnable. de la part de qui avait attendu des années il eût été puéril de ne pas supporter un retard de trois jours. »

Séjour déterminant s'il en est, en soi et pour la suite des événements, ce premier contact avec Balbec (et ses 234 pages) permet d'introduire ou de réintroduire plusieurs personnages essentiels de la Recherche, parfois déjà évoqués, mais dont on commence à deviner l'importance (tout en gardant une certaine méfiance vis-à-vis du narrateur, qui à ce stade nous a déjà plusieurs fois démontré son manque de fiabilité, et de l'auteur, dont le machiavélisme devient toujours plus enchanteur au fil des pages) : la marquise de Villeparisis, Saint-Loup, mais aussi Charlus, avec une deuxième apparition marquante, moins fugitive et (peut-être) moins mal interprétée (par le petit Marcel "du texte") que celle de Combray dans le jardin des Swann.

Mais les deux entrées les plus fortes sont ici, me semble-t-il, celle d'Elstir, avec laquelle l'auteur exécute l'un de ses plus beaux tours de passe-passe ("changement de lieu, changement de personne" entre le salon des Verdurin du premier tome et la résidence à Balbec du deuxième tome) - avant de l'utiliser pour fomenter l'une des parties les plus analytiques de toute la Recherche, déjà, en étudiant avec lui dans quelle mesure l'art peut, sans cesse, transmuter le quotidien - et celle d'Albertine, bien entendu, au milieu du "groupe des fillettes", qui ne sont pas encore tout à fait ces fameuses "jeunes filles en fleur", offrant à l'auteur l'occasion de l'un des plus extrêmes "flash-forwards" au sein des 7 tomes : « Mon hésitation entre les diverses jeunes filles de la petite bande, lesquelles gardaient toutes un peu du charme collectif qui m'avait d'abord troublé, s'ajouta-t-elle aussi à ces causes pour me laisser plus tard, même au temps de mon plus grand – de mon second – amour pour Albertine, une sorte de liberté intermittente, et bien brève, de ne l'aimer pas ? Pour avoir erré entre toutes ses amies avant de se porter définitivement sur elle, mon amour garda parfois entre lui et l'image d'Albertine un certain « jeu » qui lui permettait comme un éclairage mal adapté de se poser sur d'autres avant de revenir s'appliquer à elle ; le rapport entre le mal que je ressentais au coeur et le souvenir d'Albertine ne me semblait pas nécessaire, j'aurais peut-être pu le coordonner avec l'image d'une autre personne. »

La puissance du réseau tissé par Proust entre ces dizaines de personnages sur lesquels varie la lumière, l'intensité scrutative ou même le "moment" auquel le narrateur, changeant lui-même d'âge et d'expérience, les décrit, commence à pleinement apparaître à partir de ce deuxième tome, qui encourage plus que jamais à, frénétiquement, poursuivre l'aventure, d'autant plus que les thèmes apparemment encore relativement disjoints du premier tome commencent, doucement, à se rassembler pour fusionner plus tard : mémoire, expérience sensorielle, sentiment amoureux, jouissance esthétique apparaissent de plus en plus comme les composantes réelles d'un art encore en gestation, mais qui se dévoile peu à peu...
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