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Critique de SZRAMOWO


J'ai reçu ce livre dans le cadre d'une masse critique de Babelio. J'ai découvert à cette occasion l'existence des éditions Piranha spécialisées dans la publication d'oeuvres étrangères, souvent des romans d'auteurs contemporains allemands. Leur catalogue est alléchant.
Un point de typographie : l'élégante façon de présenter la numérotation des pages, c'est la première fois que je vois ce fin tiret au-dessus de chaque numéro de page qui le souligne bien que se trouvant au-dessus de lui.
Le livre de Tilma, Rammstedt est à classer dans la catégorie «ces romans qui nous veulent du bien» je fais référence à l'article de Frédéric Potet paru dans le Monde des livres le 4 juin 2015.
Le titre éloquent et à rallonge, «Un amour aussi grand que le désert de Gobi vu à travers une loupe», est une citation extraite de la page 140 du roman, et n'est pas la traduction littérale du titre allemand beaucoup plus sobre «Der Kayser von China» qui lui faIt référence à une réplique d'un des personnages :
«(...) en tout cas le ton était monté très haut et au bout d'un moment il avait crié : «Et moi, je suis l'empereur de Chine !»
Je ne peux m'empêcher ici d'évoquer ce que nous disait ma mère, à mes trois frères et moi lorsque nous faisions la sourde oreille à ses demandes de rangement de notre chambre ou d'entrain motivé pour débarrasser la table, passer le balai ou essuyer la vaisselle : «Je dois parler chinois» nous disait-elle sur un ton désespéré.
Celui qui crie est le grand-père de Keith (sans rire, d'ailleurs sa copine Franziska l'appelle parfois Mick) ; un grand-père qui l'a élevé, lui, ses deux frères et ses deux soeurs.
Keith est le préféré de son grand-père.
C'est là que commence les difficultés :
«Mais les cartes ne furent pas l'unique raison de ma réputation douteuse de «brave petit» chez mes frères et soeurs. Ils me traitaient de «chouchou de grand-père», d'»héritier», de «prunelle de mes yeux». Même moi, je trouvais désagréable cette préférence qui dur des années.» (Page 32)
«Ce ne fut que quelques années plus tard qu'il me confia pourquoi son choix s'était porté sur moi, sans que je lui ai demandé. Il dit que mes frères et soeurs aînés étaient simplement trop âgés à l'époque pour «pouvoir encore corriger quelque chose sur le fond», et que ma soeur cadette ne lui avait de toute façon jamais inspiré une confiance absolue. «Elle n'est pas faite du même bois», disait-il dans un murmure presque craintif, comme s'il y avait chez nous un seul bois dans lequel nous aurions été taillés.» (Page 33)
Le roman est construit autour de cette relation privilégiée entre le Grand-père et Keith ; relation privilégiée niée par l'un comme par l'autre, malgré les évidences.
L'écriture de Tilman Rammstedt sert admirablement le récit, elle a une dimension universelle, et traite du conflit des générations avec dérision, une dérision à la fois joyeuse nostalgique et triste.
Le grand-père est complètement préoccupé de sa survie, et du maintien d'une énergie et d'un débordement d'activité peu compatible avec son grand âge :
«je suppose qu'il s'accrochait à l'espoir d'être un jour trop vieux pour mourir, d'être un jour oublié par la mort, simplement, comme on espère être oublié par la compagnie téléphonique après avoir ignoré tous les rappels et que la ligne continue de fonctionner comme avant, parce que personne ne sait plus qu'elle est toujours attribuée.» (Page 22)
Il regarde ses contemporains mourir, visite les cimetières en constatant au vu des dates sur les stèles, que beaucoup de morts sont :
« (...)«plus jeune», «beaucoup plus jeune», «quasiment le même âge», et quand il se trouvait malgré tout quelqu'un qui avait osé mourir à un âge avancé, il notait les dates exactes qu'il reportait ensuite sur la liste au-dessus de son bureau.» (Page 21)
Cette boulimie de vie se traduit aussi par la multiplication des relations avec des femmes plus jeunes :
« (...) Autrefois, quand il y avait encore des grand-mères, certaines d'un âge avancé, d'autres qui n'avaient que quelques années de plus que nous, elles n'avaient jamais cessé les unes et les autres et avec quasiment les mêmes mots, de le sommer, par tous les saints, de finir enfin quelque chose, la déclaration d'impôts, la pergola arborant depuis des années et involontairement, deux couleurs différentes, le puzzle sur la table du salon que nous ne remarquions même plus, ou au moins le nom du chat. «Friedrich ou Vincent», voilà ce qui est encore inscrit aujourd'hui sur la croix en bois dans le jardin.» (Page 23)
Cette relation privilégiée que Keith nie, jusqu'à commettre l'irréparable en sortant avec sa dernière «grand-mère» Franziska, se rappelle brutalement à lui lorsque le grand-père meurt.
Il nie cette mort en la refusant, car elle met un terme à des années d'une complicité qui ne disait pas son nom, et ouvre la période des regrets.
Le récit est construit comme une série de cercles concentriques successifs organisés selon une logique inversée. La pierre que l'on jette dans l'eau produit des cercles qui s'éloignent de plus en plus de son point d'impact.
Le récit lui commence par le cercle le plus large et parvient petit à petit au centre commun à Keith et à son grand-père : les raisons du voyage en Chine et la relation imaginaire qu'en fait le petit fils;
De cette façon, l'attention du lecteur est maintenue en éveil, il a envie de savoir et veut continuer.
L'écriture de Tilmann Rammstedt colle à merveille avec la structure du récit, elle est brute de décoffrage, mais les veines du bois qui apparaissent sur le ciment sont choisies avec soin et ressortent avec finesse.
Le lecteur doit par ailleurs rendre hommage au traducteur Brice Germain qui a su restituer en français les formules baroques de l'auteur. Quelques exemples :
(...) au fond je n'avais pas la moindre idée de ce dont un Chinois avait l'air. Ils sont tous pareils, affirmait-on, et je n'imaginais pas un pays qui grouillait uniquement de mon grand-père, dans lequel mon grand-père conduisait chaque voiture, dans lequel mon grand-père sortait le matin de chaque voiture, disait au revoir à mon grand-père pour conduire ses enfants à l'école, cinq très petits grand-pères.» (Page 19)
«Je ne peux donc que supposer que cette femme à l'hôpital était ma mère biologique, et à part ce supposé aspect biologique nous n'avions pas grand chose en commun à l'époque.» (Page 20)
«Dès que nous pûmes atteindre les pédales avec nos pieds, il nous donna des leçons de conduite, toujours de nuit, sur des parkings de supermarchés déserts. «Au fond, c'est comme faire du vélo, nous expliquait-il, à la différence près qu'en voiture on a moins besoin de faire attention.» (Page 58)
«J'étais le suivant et on m'a palpé également à des endroits très différents, le médecin s'est attardé de manière notable sur le lobe de mon oreille. «Impuissance», a-t-il diagnostiqué enfin, «hélas», a-t-il ajouté, et il a écrit de nouveau quelque chose sur un bout de papier.» (Page 73)
«(...) nous étions assis si près les uns des autres que les baguettes de la table voisine se plantaient constamment dans mon dos, les poêles grésillaient, les cuisiniers se criaient dessus, une radio était allumée quelque part avec le volume tourné à fond. «Bien, a dit Dai, ici, nous pouvons enfin parler de tout ça au calme.» (Page 150)
«Hu a insisté pour que nous restions dîner et, bien entendu, pour la nuit; «Peut-on trouver meilleur événement à célébrer, a-t-il dit, que lorsque les vieux amis et des parties d'un même corps se retrouvent ?» (Page 190)



De ce roman, que je n'aurais pas choisi de lire si je ne l'avais reçu dans le cadre d'une masse critique, je peux dire qu'il ne m'a pas ennuyé, bien écrit, il se lit facilement et avec plaisir. On ne peut qu'être ébahi de l'originalité de l'histoire et de l'inventivité de l'auteur. la référence de Kulturspiegel aux films des frères Coen est tout à fait pertinente.
C'est toujours un motif d'étonnement pour un lecteur habitué à des romans très contextualisés, institutionnalisés, (de la comédie humaine aux Rougon-Macquart, aux polars de Doa, de Jo Nesbo, de Khadra ou de Camilleri), dans lesquels des personnages profitent de ou se battent contre l'ineptie l'injustice et l'inertie de la société, cherchant à redéfinir une morale dans un monde qui n'en a plus), dans ce nouveau type de roman les personnages sont réduits à ce qu'ils sont en eux mêmes.
L'émergence de ces nouveaux romans, rédigés par des auteurs souvent jeunes, dans tous les pays européens et aux Etats-Unis, révèle d'une certaine façon la crise des institutions sociales, politiques, syndicales ou économiques.
J'ai personnellement trouvé une certaine similitude entre «Venise n'est pas en Italie» de Ivan Calberac et «Un amour grand comme le désert de Gobi vu à travers une loupe» de Tilman Rammstedt, la même façon de traiter des relations familiales entre un adolescent en train de devenir un adulte et des adultes «confirmés» les parents dans un cas, le grand-père dans l'autre.
On y trouve une vision comparable de la volonté de s'en sortir d'un adolescent plus mature que les adultes censés l'élever et le guider.
Roman à lire.
(J'en ferai un de mes cadeaux de Noël pour des membres de ma famille)

Lien : http://desecrits.blog.lemond..
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