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Critique de batlamb


Pour présenter les différentes écoles de philosophie indienne, ce livre choisit de les comparer non pas avec celles de l'occident mais entre elles-mêmes, en plein débat. Car c'est avant tout du débat théologique et de la nécessité de faire valoir ses positions rationnellement qu'est née ce que l'on peut appeler la philosophie en Inde. Les auteurs font le choix de commencer tout de go par évoquer les positions des différentes écoles sur les grands thèmes philosophiques, sans avoir défini au préalable ces écoles, ce qui ne sera fait que dans une deuxième partie beaucoup plus brève, aux allures de catalogue. Une construction quelque peu étrange, qui rend une lecture linéaire très ardue pour le néophyte : mieux vaut lire la deuxième partie en premier, pour se familiariser avec les acteurs des débats philosophiques retracés dans la première partie. Cette réserve étant posée, voici ce que j'ai retiré de ce livre.

Les textes sacrés de l'Inde antique composés en sanskrit et nommés Veda décrivent le soi comme un souffle (atman). La partie spéculative du Veda (Upaniṣad), représentée par les vedānta, en vient peu à peu à décrire ce souffle comme une partie cachée de l'être, dont la connaissance fait coïncider avec une conscience universelle (brahman). C'est le principe fondateur du principal courant de l'hindouisme : le védisme, dont les adeptes sont les brahmanes (si bien qu'au fil du temps il deviendra le brahmanisme).

Et sur ces entrefaites survient le bouddhisme, qui lance un pavé dans la mare en rejetant l'atman. Pour lui le « je » est une illusion : il n'y a que l'impermanence. le « je » bouddhique, simple objet transitoire, s'oppose donc au sujet brahmanique, « temporellement étendu » et révélateur de l'atman. Cette fracture se maintient même dans le cas des écoles brahmaniques de philosophie sotériologiques les plus proches du bouddhisme, telles que le nyāya ou le sāṅkhya, qui envisagent aussi le cycle des réincarnations (samsara) comme une souffrance, mais veulent y remédier par la préservation du soi, en l'extrayant du samsara par le pouvoir de la raison (chez le nyāya), ou bien, chez le sāṅkhya, en prenant conscience de l'immuabilité du soi par rapport au dynamisme de la nature (ce qui a ouvert la voie à des techniques méditatives telles que le yoga).

L'opposition bouddhisme-brahmanisme se complexifie dès lors que l'on sort de la simple perspective du soi pour considérer l'ensemble des phénomènes sensibles. Si (sans surprise) le bouddhisme les perçoit également comme une illusion, il se retrouve rejoint en cela par certains courants idéalistes tels que l'advaita vedānta ou les śivaïtes pour lesquels rien n'existe en dehors de l'atman (ces deux courants se distinguent quant au fait que l'atman transcende ou embrasse ludiquement l'illusion d'un réel détaché de soi). À cette perspective, on peut opposer les courants du vedanta classique, ainsi que du nyāya et du mīmāṃsā qui ne partagent pas cette identification perpétuelle entre brahman et atman, voyant plutôt ce dernier comme une lampe révélant la réalité cachée, ce qui les place résolument du côté dualiste.

Le mīmāmsā, courant le plus intransigeant et conservateur à l'égard du Veda, a également la particularité d'être athée, car il considère le Veda comme une parole « éternelle et incréée », autosuffisante. de fait, les brahmanes dans leur ensemble ont un rapport sacré au langage. Pour eux, la parole est directement dictée par le brahman : non seulement la chose crée les mots (comme chez Cratyle) mais le mot crée également la chose (avec, selon les écoles, des divergences dans la définition de la « chose », chose individuelle ou bien forme au sens platonicien). Au sein du vedānta classique, le Veda est identifié à la parole sacrée de Brahmā le créateur, qui perpétue (aux côtés de Vishnou et Shiva) le cycle création-préservation-destruction à chaque nouvelle période cosmique. Les hymnes du Ṛgveda incarnent cette sacralité du langage, de même que la syllabe oṃ, symbole du brahman. Pour le mīmāṃsā, le Veda acquiert par ses mots une autorité intrinsèque qui mène à la connaissance du dharma (ou ordre cosmique). Selon cette logique, toute connaissance est intrinsèquement vraie en l'absence de réfutation. Concrètement, cette position permet par exemple de justifier les castes en tant que système issu du brahman. On qualifie cette doctrine du langage de « réalisme ontologique ». le bouddhisme s'y oppose en adoptant la position dite « nominaliste ». Ainsi les bouddhistes considèrent-ils que la reconnaissance et l'association d'un objet à un nom et une notion procèdent d'une falsification, déformation de la réalité. le langage et les conceptions abstraites érigées par celui-ci ne seraient donc que contingents, issus de l'illusion d'un monde extérieur à la conscience.

Et pour les bouddhistes, le temps lui-même participe de cette illusion. Selon eux, « toute entité n'existe que de manière purement instantanée. ». On échappe à la souffrance en cessant de croire que les choses durent. Une position opposée à celle du vaiśeṣika (courant brahmanique proche du nyāya), qui voit dans le temps une substance au même titre que le reste de la matière. Pour libérer l'atman, le vaiśeṣika envisage ainsi le réel selon différentes catégories osmotiques, incluant la matière (les « substances »), les qualités particulières, les natures communes et éternelles (les « universaux »), etc. Une position fort critiquée au sein du brahmanisme, notamment par l'advaita vedānta, qui n'accepte pas les catégorisations car elles occultent l'indifférenciation du brahman. le sāṅkhya s'oppose également aux catégorisations du vaiśeṣika, car il n'accepte que la divison entre atman immuable et « nature » en constante métamorphose. Et il évacue donc aussi la notion même de temps, manifestant une nouvelle affinité avec le bouddhisme.

Cependant, à force de nier la réalité du monde sensible, le bouddhisme prend le risque d'une contradiction majeure : si l'autre (dans le sens « autrui ») est une illusion, pourquoi lui témoigner de la compassion, valeur cardinale de cette religion ? Parce que, répondent les bouddhistes, la douleur entretient la « croyance en la personne », et doit donc être éradiquée sous toutes ses formes. Cette compassion fondée sur un constat négatif s'oppose à la compassion śivaïte, devant résulter d'une complétude de l'être identifié au brahman, qui joue à créer l'espace-temps et à s'en croire un acteur isolé au sein d'une multiplicité qui n'est pourtant autre que lui-même : tel est son pouvoir (śakti), où la reconnaissance du brahman par l'atman ne signe que la fin du jeu (mais pas du je, au contraire). Il y a là un côté dionysiaque et comédien qui n'aurait pas déplu à Nietzsche.

Je regrette le fait que le livre reste très évasif quant au jaïnisme, autre philosophie majeure de l'Inde et dont les positions sur les grands thèmes de la première partie n'apparaissent que peu ou pas. À l'inverse, les auteurs sont bien plus loquaces (voire redondants) sur le śivaïsme, auquel ils tendent systématiquement à donner le dernier mot. On comprend d'où vient cette partialité quand on voit qu'Isabelle Ratié est une spécialiste de cette philosophie, mais je ne lui en tiens pas rigueur car le sujet est intéressant. Malgré les problèmes d'équilibrage et de construction inhérents à une entreprise aussi vaste, ce livre est très informatif.
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