Il ne se pressait jamais, ne montrait aucun signe d'impatience et ne considérait pas le silence entre deux personnes comme un grand vide gênant à remplir de bavardage.
Je le suivais en songeant que, d'où qu'il vienne et quoi qu'il ait fait jusqu'ici, lui et moi avions vécu nos dix-sept années -- peut-être un peu plus pour lui, peut-être un peu moins -- dans l'ignorance de l'existence de l'autre sur cette terre.
Les paysages de notre jeunesse nous façonnent et nous les portons en nous, riches de ce qu'ils nous ont donné, nous ont volé et de ce que nous sommes devenus.
L'eau m'arrivait aux genoux dans cette partie de la Gunnison, du temps où elle traversait, rapide et écumeuse, la vallée où je suis née, dominée par les hauteurs sauvages et solitaires de la Big Blue Wilderness.
Et pourtant… Je connaissais la vérité : le monde était trop cruel pour protéger un garçon innocent ou pour évaluer ce que l’on ait ou non capable d’endurer ; Will avait trouvé la mort au fond de Black Canyon parce qu’il était resté pour m’aimer.
Une fille de dix sept ans peut être idiote, surtout si elle ignore tout du pouvoir extraordinaire de l’amour jusqu’à ce qu’il la submerge telle une crue soudaine. Mais mon intuition selon laquelle Will était proche et ma certitude de le trouver en train de m’attendre dans la propriété voisine où Ruby-Alice recueillait ses étranges créatures étaient parfaitement fondées.
En quittant la ferme ce matin-là, j’étais une fille ordinaire un jour ordinaire. Si je n’étais pas encore capables d’identifier quelle nouvelle carte s’était dépliée en moi, je savais que je n’étais plus la même en rentrant à la maison. Je ressentais ce que devaient ressentir les explorateurs dont on nous parlait à l’école, lorsqu’ils apercevaient un rivage lointain et mystérieux dans une mer qu’il croyait sans fin. Devenu le Magellan de mon voyage intérieur, je m’interrogeais sur ce que je découvrais. La tête posée sur la large épaule de Will, je me demandais d’où il venait, qui il avait quitté, et s’il arrivait à un vagabond de rester longtemps au même endroit.
Le garçon ne payait pas de mine.
Du moins à première vue
» Excusez-moi, dit-il, portant des doigts sales à la visière d’une vieille casquette rouge. C’est par là la pension ? »
Aussi simple que ça. Une question banale posée par un inconnu crasseux remontant la Grand-Rue, juste au moment où j’arrivais au croisement avec la rue North Laura.