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Critique de Riffiffi




Certains livres marquent comme seules savent le faire certaines rencontres, on ne les referme jamais tout à fait. Ils intègrent ce que Patrick Chamoiseau avait joliment nommé notre « sentimenthèque ». On pourra les relire en y trouvant toujours des mots nouveaux. Quand je ne dis rien je pense encore se lit comme une longue adresse, infiniment tendue vers l'autre avec un petit a car toutes les majuscules ont disparu. Entre prose et vers, Camille Readman Prud'homme sonde la parole et l'état qui la précède, les conditions qui la font advenir ou échouer. Que dit-on de soi dans ce jeu si peu léger de la conversation, dans cet espace si fragile qui isole ou unit deux interlocuteurs ? L'autrice canadienne, née en 1989, décline les états de parole dans une langue extrêmement maîtrisée, battue par une mesure entièrement envoûtante.
« Si je pouvais choisir qui je suis je serais une voix de téléphone », annonce une voix féminine qui rêve de pouvoir « parler à tout le monde sans que personne ne me voie ». Pour perdre son visage, il y a aussi la nuit qui « apaise » : « parce qu'elle offre un grand congé qui est aussi un droit de ne plus répondre. (…) la nuit il n'y a pas de rendez-vous il y a des rencontres ». le premier recueil poétique de Camille Readman Prud'homme dessine un itinéraire entre la pensée et la parole libérée de toute contrainte : « tu vois dans les contours des enfermements. ta peau te clôture. quand tu te brûles ou te coupes tu crois t'échapper un peu ».
Vivante, en perpétuel mouvement, la parole serait une traversée, un « seuil » entre soi et le monde. Face à l'immobilité, à la pétrification et à l'aliénation d'un regard, les stratégies de contournement ne manquent pas : « parfois j'ai menti, j'ai raconté des histoires pour qu'on m'accorde une paix ou pour ne pas décevoir, j'ai dit des phrases qui m'ont emmenée là où la lumière tombait mieux ».
Et il y a celles et ceux avec qui « parler est un lieu sans image, vous discutez comme on alimente un feu, à perte ». Ce sont les mêmes que la poète appelle des « ouvreurs » (comme on en imagine au théâtre pour donner place) : « des gens qui savaient voir le pâle, le tombé, le défait ou le pas encore accompli, et qui par le simple fait d'en parler ébranlaient les cloisons qui chaque jour nous coupent des autres ». D'autres fois, on apprend que prononcer des mots ne porte aucune autre intention que de ne pas délaisser son interlocuteur : « tu parles pour ne pas gêner l'autre, tu parles comme pour lui faire une place ».
Camille Readman Prud'homme manie les contre-pieds, les décalages infimes avec une dextérité parfois comique : « tu manges des toasts le matin et des sandwichs le midi / quand tu manges des toasts / ou des sandwichs / le soir / tu te sens / misérable ». Certaines listes rappellent Autoportrait d'Édouard Levé (un j'aime / je n'aime pas décliné sous toutes ses nuances). le regard est perçant, l'économie de mots redoutable : « j'ai connu des gens qui parlaient de ce qu'ils aimaient comme une partie d'eux-mêmes ».
Quand je ne dis rien je pense encore fait des liens drôles, caustiques, doux et métaphysiques comme seule la poésie le permet : « j'ai perdu le moment où j'ai cessé de voir certaines personnes, j'ai perdu l'ordre des étés. j'ai perdu l'étanchéité des soirées qui se déversent désormais les unes avec les autres et quand je raconte une histoire à plus de trois personnes je ne sais plus à qui je l'ai dite, je perds toujours le sens du mot herméneutique je perds les anniversaires et j'ai un sentiment du mois mais le jour souvent m'échappe ».


Flora Moricet
Le Matricule des Anges
https://lmda.net/2022-02-mat23045-quand_je_ne_dis_rien_je_pense_encore
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