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Critique de Apoapo


Apoapo
22 septembre 2017
J'ai été conduit à la biographie de Lev Nussimbaum – alias Essad Bey, alias Kurban Saïd – par Banine, dont il partage le lieu et l'année de naissance (Bakou, 1905), la condition socio-familiale (héritiers de millionnaires du pétrole azerbaïdjanais ruinés par la Révolution d'Octobre), la carrière littéraire (fulgurante et ensuite oubliée) et l'exil. La vie de Lev fut beaucoup plus courte (terminée prématurément et dans les atroces souffrances d'une maladie incurable en 1942) et plus aventureuse que celle de Banine, puisque placée sous l'enseigne de la dissimulation continuelle, à cause de son ascendance juive et de son installation non à Paris mais à Berlin, puis à Vienne et enfin à Posillipo, en Italie, endroits tous frappés par l'antisémitisme. Lev, grévé aussi du lourd secret familial d'une mère bolchevik suicidée dans son enfance, fit, comme Banine, un premier périple fugitif vers l'Orient pendant la Grande Guerre, puis se réfugia en Europe en passant par Constantinople, avec son père qui perdit progressivement les dernières bribes de son immense fortune.
Il est difficile de comprendre laquelle de sa passion intellectuelle pour les études orientalistes, de sa situation biographique de fugitif perpétuel ne devant son salut qu'à l'imposture identitaire devant les totalitarismes qui manquèrent de peu de le rattraper plusieurs fois (son père mourut quelques mois avant lui déporté à Treblinka), ou de sa propre nature fantasque et essentiellement inadaptée aux relations humaines (et surtout, de son aveu ultime, aux relations amoureuses), fut la cause première de sa complexe mascarade en noble musulman enturbanné et costumé de double cartouchière et de dague : cependant la biographie de Tom Reiss, qui dévoile pour la première fois un mystère de pseudonymes vieux de 80 ans, démontre que la figure de l'orientaliste juif n'était pas inhabituelle dans l'Europe des années 30 et qu'elle servit sans doute beaucoup sa foudroyante carrière littéraire internationale, qui le propulsa, en à peine un décennie, parmi les écrivains à plus grand succès de son époque, auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont deux romans, des biographies surtout (ironie du sort!), et d'innombrables articles orientalistes, littéraires et d'analyse politique.
Dans tout ce qu'il écrivit sur lui-même, jusque dans les six carnets inédits d'une ultime autobiographie que Tom Reiss reçoit de façon assez rocambolesque, et surtout dans sa correspondance abondante, Lev consacra de gros efforts à brouiller les pistes. Et son défi paraît à la fois titanesque et dérisoire si l'on pense que son dernier effort, faisant preuve d'un « courage quasi suicidaire » (p. 360), fut celui de se faire accréditer (par Giovanni Gentile!) comme le biographe officiel de Mussolini... Avait-il été démasqué ? Rien n'est moins sûr, en dépit de rumeurs persistantes qui circulaient déjà depuis longtemps sur sa « race juive », ainsi que des actes de son ex-femme, une richissime héritière qui assurément ne lui voulait pas de bien...
L'on se laisse happer et en somme séduire par cette étrange et mystérieuse étoile filante : grande intelligence, admirable témérité, énormes chagrins. Par conséquent et presque inévitablement, on se laisse aussi prendre au piège de ses dissimulations. Tom Reiss, de surcroît, succombe sans doute à l'identification avec certains aspects de sa propre ascendance juive. Son ambition est de restituer l'environnement historique, politique et culturel où son héros évolua. Or, surtout en ce qui concerne les premières années de ses péripéties, au Caucase, au Turkestan, bref avant Constantinople et l'Europe, les sources à croiser avec la prose affabulatrice de Lev sont rares ; il est donc difficile de distinguer les deux voix, alors même que l'on sait que l'une ment avec brio. Aussi, on trouve tel ou tel parti pris (anti-bolchevik, victimaire par rapport aux différentes manifestations de l'antisémitisme, unilatéral sur la question arménienne, idéalisant l'harmonie originelle entre sionisme et panislamisme), surtout dans les premiers chapitres, qui peut sourdre tour à tour d'Essad Bey, de Tom Reiss, ou de la transposition de l'un sur l'autre... Pourtant, dès lors que la possibilité du croisement des sources apparaît, le travail de Reiss devient minutieux, et l'impressionnant appareil bibliographique, des notes, ainsi que sa ténacité de détective dans les entretiens en témoignent. le lecteur qui a des envies d'historien, s'il est déçu d'abord, découvrira ensuite en compensation des informations précieuses sur le climat du Berlin d'entre-deux-guerres et surtout sur celui de l'émigration russe dans cette ville, laquelle était aussi composée de manière significative de Juifs, dans une dialectique d'une complexité aujourd'hui assez étonnante avec les fascismes. La porosité des relations internationales et des soutiens divers au nazisme avant la guerre est aussi un sujet qui ne cesse de nous laisser pantois. Sur ce point aussi, on ne peut qu'apprécier sans réserve les sources bibliographiques de Reiss, abondantes aussi dans les références d'époque ; j'ai une pensée spécifique pour les figures de Benjamin Disraeli, de George Sylvester Viereck et d'Ernst Hanfstaengl, à mon sens bien malheureusement méconnues.
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