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Critique de LightandSmell


La couverture colorée avec une jeune fille coincée dans une bouteille sur un tas de terre m'a tout de suite interpellée, tout comme le résumé mentionnant un don inhabituel. Un don qui oscille entre cauchemar et merveilleux, et qui va se révéler à notre protagoniste, jeune fille capable de voir le sort réservé aux disparus en ingérant un peu de la terre qu'ils ont foulée. Je dis disparus mais disparues serait plus juste, la plupart des évaporés étant des femmes.

Des femmes ayant subi la violence des hommes dans cette Argentine dont le portrait n'est pas flatteur, peut-être parce que nous suivons une jeune fille issue des quartiers populaires, déscolarisée et sans grande perspective d'avenir. J'ai regretté un manque de contextualisation et d'éléments culturels auxquels me raccrocher ne connaissant que peu l'Argentine. J'ai ainsi eu le sentiment que le roman aurait pu se passer dans un autre pays d'Amérique du Sud, voire du monde…

Mais c'est aussi la force de Mangeterre, cette portée universelle qui pend aux tripes et permet de saisir toute l'horreur qui se cache derrière chaque disparition. Bien que l'autrice ne cherche pas à susciter le pathos, se contentant d'énoncer les choses les plus dures comme les plus triviales avec un naturel mêlant poésie et brutalité, on se surprend très vite à ressentir une vive compassion pour Mangeterre. Un surnom donné à notre narratrice dont la personnalité se noie inexorablement dans sa déroutante capacité, qui la lie autant à la terre nourricière qu'elle la coupe du commun des mortels.

De fil en aiguille, sa vie se retrouve rythmée par les soirées avec son frère et ses amis, les bières avalées pour étancher une soif plus psychologique que physiologique, et les demandes des familles pour retrouver une fille, une mère, une cousine… La jeune fille a parfois du mal à faire face à cet afflux de désespoir, chaque bouteille emplie de terre déposée devant sa porte étant synonyme d'une potentielle vision dévastatrice. On la rétribue pour ses services d'un genre particulier, mais chacune de ses visions lui coûte bien plus que ce que l'argent lui permet d'acheter.

Malgré les difficultés et un apparent immobilisme, lui faisant prendre la vie comme elle vient sans autre considération que le lendemain, Mangeterre avance, petit à petit, pour trouver sa voie dans une obscurité heureusement éclaircie par des touches d'espoir. Une fille retrouvée avant qu'il ne soit trop tard, une relation soeur/frère qui permet d'avancer dans l'adversité, une histoire d'amour, l'apprentissage de bonheurs simples que l'on savoure d'autant plus dans une société où la violence peut vite vous rattraper… Je ne me suis pas attachée à cette héroïne dont les sentiments les plus profonds ne sont pas réellement étayés ni dévoilés, mais j'ai été captivée par cette existence en suspens où mort et vie se rejoignent dans la terre.

Tout au long de ma lecture, j'ai également été frappée par la manière brute et symbolique à la fois dont l'autrice dénonce les féminicides, forçant chaque lecteur à faire face à l'indicible sans détourner le regard. Ainsi, quand Mangeterre voit, nous voyons avec elle ! Et nous ressentons tout, de la violence, à l'injustice, en passant par la peine et la vie qui s'écoule et rejoint une terre qui parle et qui a tellement à dire. Notre narratrice se fait son porte-parole et lui permet de souffler la vérité avant qu'elle ne finisse définitivement enterrée, emportant avec elle ses vils secrets, les coups donnés en toute impunité, les viols commis sous les rires, les blessures infligées sans aucun remord… En levant le voile sur les disparitions, bien qu'elle opte parfois pour un mensonge moins lourd à porter, Mangeterre offre aux familles la possibilité d'un deuil futur et aux victimes, une forme de justice.

Reste la question de vraie justice qui semble ici presque occultée, soit parce que le roman est trop court pour que la question soit abordée, soit parce que, comme en France, elle est loin d'être à la hauteur. Et puis, faudrait-il déjà que les forces de l'ordre prennent au sérieux les disparitions, ce qui ne semble pas vraiment être le cas ici. On comprend alors pourquoi autant de familles se tournent vers notre narratrice, dernier espoir avant leur désespoir… Mais n'est-ce pas là une responsabilité trop lourde à porter pour une jeune fille qui a elle-même perdu sa mère sous les coups d'un père violent et alcoolique, et une ancienne enseignante qui vient encore hanter ses rêves ?

Alors que ce roman n'entre pas vraiment dans mes habitudes de lecture, il a eu un effet hypnotique sur moi, un peu comme si Dolores Reyes m'avait envoûtée. La vulgarité de certains propos et la familiarité de la narratrice m'ont souvent gênée, bien que je reconnaisse que vu le contexte, elles soient fort à propos. Mais en parallèle, j'ai été captivée par l'atmosphère et ce réalisme magique qui nous permet de lire l'horreur tout en gardant notre esprit et notre coeur à l'abri des plus forts tourments. On ressent et on vit, mais on arrive à se protéger pour ne garder en soi que l'important, la force du message et l'implacabilité avec laquelle il est martelé.

Entre paroles crues, scènes presque animales et poésie évocatrice d'une plume vive et incisive, un roman qui interpelle et qui met brillamment en lumière une violence endémique dont les femmes sont les principales victimes. Par son essence empreinte de réalisme magique, et son contexte culturel qui s'oublie derrière la portée universelle, Mangeterre fait partie de ses livres inclassables, mais inoubliables.
Lien : https://lightandsmell.wordpr..
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