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Critique de ClementChavant


Nous sommes le 25 novembre 2015, et je viens de finir la lecture du livre de Mathieu Riboulet, « entre les deux, il n'y a rien ». J'avais acheté ce livre avant les attentats du 13 novembre, mais il est impossible de lire aujourd'hui sans y penser. Car il s'agit des souvenirs d'un jeune homme très proche des milieux d'extrême gauche entre 1972 et 1980, et on y parle beaucoup de la fraction armée rouge en Allemagne et des brigades rouges italiennes. Plus que des souvenirs, ce livre est une sorte de déambulation parmi les évènements, les lieux et les personnes qui ont fait cette histoire.

Ce livre est une réflexion sur la politique, la violence et la mort.
La violence est partagée par ceux qui n'ont d'autre horizon que d'en finir avec une société qu'ils rejettent en bloc, et l'état qui n'hésite devant rien pour défendre les institutions, le système et ceux qui en profitent. Et la mort n'est pas toujours du côté que l'on croit puisque les seuls qui, finalement, ne voulaient pas qu'Aldo Moro meure étaient ses ravisseurs des brigades rouges.

Ce livre parle aussi de l'engagement et du courage. On comprend que, pour ces jeunes, sacrifier sa vie ou celle des autres, relève de la même démarche. Car comment ne pas accepter de mourir quand on exécute des hommes, fussent-ils coupables, et comment reculer devant la mort d'autrui quand on est prêt à mourir soi même ? Ce qui ne veut pas dire que ces raisonnements sont autre chose que des folies. Et Riboulet reconnait implicitement que ces combats étaient perdus d'avance (« tout était plié » dit-il) et qu'il valait mieux abandonner les armes ou ne pas les prendre. Mais ce renoncement est lui-même mortifère, comme l'a si bien montré Olivier Rollin dans « tigre en papier ». On apprend au passage dans le livre de Mathieu Riboulet, le rôle essentiel joué par Olivier Rollin pour que l'extrême gauche française ne choisisse la violence. Il avait en effet participé au kidnapping d'un cadre de Renault mais il l'a libéré sans contre partie, évitant par la même la trajectoire allemande ou italienne. Mais pour l'auteur de « entre les deux, il n'y a rien », on ne peut effacer le souvenir de ceux qui ont lutté jusqu'au bout et il leur garde sa fidélité et son admiration.
« En mémoire de Martin, et de toutes les gueules d'ange qui laissèrent sang, cervelle, tripes et rage abyssale sur les pavés des villes abattus comme des chiens sans l'ombre d'un regret par les exécutants des forces de la paix, de la prospérité – car le regret, il ne faudra jamais se lasser de le dire, n'est pas dans les manières de cette armée des ombres –, je dois redire ici que je suis incapable de condamner d'un trait celles et ceux qui s'armèrent et du jour au lendemain s'évanouirent dans les villes pour nous débarrasser d'engeances assassines. Cela fait quarante ans que les emprisonnés, quand ils ne sont pas morts, expient leurs divers crimes de lèse-état, cela fait quarante ans qu'on demande à tous ceux qui s'en sont sentis proches, s'en sont faits les soutiens et parfois les complices, d'expier publiquement leurs errements passés, de renouveler sans cesse l'allégeance sans faille aux processus honnis qui les ont condamnés, de dire sur tous les tons le poids de faute morale qui pèse sur leurs épaules – car la soif de réassurance de ceux qui ont eu peur est inextinguible –, alors qu'on ne demande rien aux assassins d'en face, dont l'infamie patente passe en profits et pertes. Je dois redire ici que les ouvreurs de bal ne sont pas tous en prison, que la plupart d'entre eux ne l'ont jamais été, je dois reprendre ici, au risque que l'on dise voilà bien de l'orgueil et de la prétention, les mots qu'étouffèrent dans la gorge de Pier Paolo Pasolini, cinquante-trois ans pédé comme moi, des coups de bottes, de rasoirs ou des roulements de pneus passés sur la trachée, des coups de haine, de corruption et d'abjection : Io so. Car nous savons les noms des assassins. »
Mai ce livre est en même temps une ode à l'amour sous toutes se formes et avec toutes ses audaces. Mathieu Riboulet ne distingue pas l'engagement politique et l'engagement amoureux, qui est conçu et vécu comme l'acte fondamental du rapport au monde. Pour l'exprimer l'auteur trouve des phrases bouleversantes où se mêlent les idéaux les plus purs et les désirs les plus charnels.
« Or, ce que nous voulons c'est un peu de politique entre – entre les gens, entre les corps, entre la ville et ceux qui la peuplent, entre la ville et les champs, entre les gens des villes et ceux des champs, entre les hommes et les femmes, entre les adultes et les enfants, entre nos désirs les plus inquiétants et nos envies les plus joyeuses, entre les sexes tendus des hommes et tous les orifices où il leur prend envie de s'abolir –, de la politique pour vivre ensemble dans la cité malade que nous avons héritée de la paix de 1945, de la séance de charcuterie à froid qui eut lieu à Yalta et de la distribution de bons points du professeur Marshall » … « Martin, si tu savais ce que ton corps me manque, la force que j'ai puisée dans le charnu si doux de tes cuisses, de ton cul, et qui me porte encore, comment avancerais-je si je ne t'avais eu, comment supporterais-je le poids de cette défaite consommée sous nos yeux, ce qui s'en est suivi ? Massimo, le relief de ta queue inscrit à même ma paume ne me quitte jamais, il est inséparable de ce que j'ai compris du monde où nous vivions, de ses enjeux si vifs... Dieu sait que tous les hommes, à un moment donné, tentent d'écrire l'histoire comme s'ils tiraient un coup, sans égard pour le corps où ils logent aussi bien leur sexe que des balles ; il me semble qu'ensemble nous avons essayé d'en user autrement, et que je dois entre autres à vos corps tant aimés, aux corps des étrangers à qui j'ai dit, Venez vous êtes ici chez vous en leur ouvrant le mien, de ne pas me sentir inutile et pesant, d'avoir pour un moment déjoué le poids du monde, ses glissements constants et sa saveur amère »
Au travers de ces quelques extraits, on aura deviné la dimension métaphysique de ce texte, qui, à mon avis, le classe parmi les plus grands. Et lorsqu'à la première page, pour ouvrir le livre et en exergue à son contenu, on lit : « C'est ainsi que nous mourons parfois dans la rue, comme des chiens, alors que la paix règne. Benno Olmesorg vingt-sept ans. Quand nous mourons dans l'opacité africaine, sur des rafiots birmans croisant en mer de Chine ou dans l'enfer glacé de Magadan, nous ne mourons pas, hommes, comme des chiens, nous sommes des chiens et comme tels nous mourons. Mais quand nous mourons là où l'esprit occidental a placé son centre de gravité et dicte son temps au monde, nous mourons comme des chiens parce que nous sommes des hommes et que les hommes ne meurent pas dans la rue abattus comme des chiens mais dans leur lit, paumes ouvertes », on pense à Malcom Lowry dont le grand roman « en dessous du volcan » se termine par cette phrase « et on jeta un chien sur lui dans le fossé » Et comme l'ouvrage britannique, le livre de Riboulet (de taille bien plus, modeste) parle du bien et du mal. On pense aussi à Genet, à cause des thèmes de l'homosexualité et de la délinquance, mais surtout, on ressent la présence de Pasolini dont la mémoire est évoquée souvent et qui a payé de sa vie le prix du courage, de l'engagement et de l'intransigeance
Au moment des faits dont parle Riboulet, j'étais membre du PC et j'ai vécu cette histoire en lisant ce qu'en disait l'humanité, donc en accusant ces hommes à la fois d'être des assassins et de faire le jeu du pouvoir. En lisant ce livre, maintenant que je ne suis plus rien du tout, car de toutes façons plus rien n'existe de cet ordre là, c'est à dire de l'ordre de la révolution, je pense que le tragique renoncement et la défaite de ces hommes, silencieuse ici, sanglante chez nos voisins, n'était qu'un prélude à nos défaites actuelles. Les ayant abandonnés, nous avons pu vivre nos vies dans un certain confort, mais, nous voici rendus maintenant au mêle stade qu'eux, la fidélité et la hargne en moins. Car tout était plié depuis longtemps.
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