Si la verte Irlande suggérée par l'illustration de couverture s'oppose à l'atmosphère sombre qui imprègne tout le roman, en revanche l'impression d'isolement et de solitude qui se dégage de la photo des vertes prairies est bien à l'image de la vie du personnage principal : Grace.
Grace, comme en exil en Irlande, ayant coupé les ponts avec sa famille anglaise pour suivre
Michael Quinn, « elle avait toujours été l'étrangère, l'Anglaise, une Anglaise assez cinglée pour être venue s'installer ici ».
Grace qui a vu disparaître son jeune fils Sean à cause d'une minute d'inattention, dont la vie conjugale a été brisée, devenue victime des coups par lesquels son époux alcoolique voulait lui faire expier ce qu'il considérait comme un crime,
Grace seule, sans protection ni possibilité de confidence après la fuite de son fils Martin à Dublin, seule face à l'unique solution pour échapper à son calvaire et seule enfin à Dublin face à Martin, un Martin devenu un étranger, plus affecté par l'absence de son ami Henry que par le sort de sa mère.
Grace, murée dans son silence, « elle sentait que toutes ces choses, ces séparations, étaient survenues parce qu'elle avait laissé ce silence gris s'installer sur elle, qu'elle avait tout fait pour le retenir, parce qu'elle le respirait, qu'elle l'avait accueilli en elle et ne connaissait rien d'autre »
Grace, qui « s'était retirée du monde », enfermée dans le secret qui la hante «je voulais le cracher, je l'ai avalé"
Les seuls personnages aux yeux desquels elle existe et avec lesquels elle prend plaisir à échanger sont Sean, le journaliste roublard et inquiétant (mais son intérêt est dicté par l'envie de tirer un scoop de leurs conversations), puis Brady l' enquêteur « les sentiments qu'il éprouvait pour Grace étaient ceux d'un père, d'un frère ou d'un frère aimant » (mais c'est un policier qui doit passer outre ses sentiments personnels), Philip, l'ami de Martin (mais on ne sait quels motifs poussent cet homme jeune à s'interesser à elle, une femme si différente), et Ida, sa logeuse ( mais on se demande aussi si la sollicitude qu'elle lui témoigne ne prend pas sa source dans la chance que Grace, seule pensionnaire féminine parmi de nombreux hommes, lui offre de satisfaire son habitude du bavardage ).
Ce sont ces deux derniers personnages qui l'entoureront lors de la dernière scène, s'inquiéteront de son état, lui donneront le bras pour défiler alors que son fils Martin sera en dehors du cortège des manifestants, la repérant de loin, puis détournant son regard et s'éloignant en silence.
Un roman d'une portée universelle sur la chute progressive de l'individu dans la solitude par l'effacement du regard des autres, par la perte des liens familiaux mais qui s'inscrit dans une société contemporaine où l'homosexualité commence à trouver sa place dans la vie urbaine, dans l'actualité irlandaise secouée en 1992 par l'affaire de l'adolescente X***, violée et enceinte et par l'interdiction qui lui avait été faite de quitter le sol irlandais pour aller se faire avorter en Angleterre .
Se rejoignent dans le dénouement le destin de trois femmes victimes de la « machine à broyer » : Grace, arrêtée par la police, et la jeune fille morte dans l'accident de voiture causé par son mari , dont le visage se superpose dans l'esprit de Grace à celui de X***, broyée par un système de lois archaïque .
Un roman sans effets pathétiques d'où le bonheur est absent, d'une noirceur lancinante, sur un monde où les êtres semblent s'effacer dans la grisaille.