Au petit jour, la tempête fait rage et les rouleaux déchaînés déferlent sur le pont. Malgré le fort roulis d’avant en arrière, Cyprien et Double-Zéro, épuisés par des heures de pompage, gisent endormis sur les banquettes du carré. Mimi, elle, n’a pas trouvé le sommeil de la nuit. Le visage plaqué contre un hublot latéral, elle observe la côte qui se rapproche de plus en plus. À croire que le Narval va se fracasser sur les nombreux récifs qui affleurent droit devant…
Ce soir, on n’allumera pas les feux de position. Pire : Au grand dam du skipper, Ghetty va se retrouver privée d’eau chaude et de chauffage. Moins grave, car cela ne nuit pas à leur confort : Le carré et la cabine avant, ainsi que tout ce qui s’y trouvait, ont pris l’eau.
Wilfried fait hisser la grand-voile à Bijou avant de définir le cap et de répartir les quarts pour la nuit. D’abord Double-Zéro jusqu’à minuit, puis Bijou jusqu’à six heures. Lui-même prendra la relève au petit matin avec Cyprien car le bateau est trop difficile à manœuvrer pour un novice. Quant à Mimi, elle attendra qu’on le vide complètement avant de barrer puisque, d’après Wilfried, elle n’a ni l’endurance ni les réflexes d’un bon marin. Et ce dernier d’enfoncer le clou en ajoutant qu’à cause d’elle et de Cyprien, les deux autres sont obligés d’endurer des quarts longs de six heures chacun.
Les souvenirs ont la capacité de s’effilocher et de se diluer dans le temps. Il arrive qu’ils remontent sans prévenir, dans le désordre, infime chapelet de petites bulles de mémoire.
Les coups pleuvent. Crochet du droit, crochet du gauche, la mâchoire de Cyprien explose, son oreille se déchire, il s’effondre dans les filières. Le pied de Wilfried le cueille à l’estomac, le môme se tord. Une manchette tombe sur ses reins, il se redresse. Un coup de poing lui ouvre l’arcade sourcilière, et le sang gicle à l’horizontale. Wilfried cogne dans les genoux à présent, Cyprien s’écroule en chasse-neige, anesthésié ; il essaye de rouler sur le côté pour se protéger et dégringole au fond du cockpit.
— Tu crois que je suis en train de te frapper ? Tu te trompes, je suis en train de te parler, alors, écoute-moi bien parce que je n’aime pas me répéter.
Le skipper lui défonce encore le ventre et la figure à coup de docksides. Il ne vise plus, il tabasse, il massacre. Cyprien dégueule.
Tout ça pour qui ? Pour quoi ? se demande encore et encore Delfrédo dans la moiteur de la mangrove. Elle est bien loin la petite histoire de disparition qui lui promettait un hiver au soleil. Cette affaire ne ressemble plus à rien : la croisière de la malheureuse Mimi est tout simplement en train de les précipiter dans les filets d’un couple d’assassins. Il aurait fallu prévenir la police, alerter l’armée ou les ambassades et leur confier cette enquête qui dépassait largement son niveau de compétence. Au lieu de quoi, flanqué de cette bande d’idiots, il s’était élancé à la poursuite des méchants sur les eaux troubles de la Casamance avec, pour toute artillerie, une poignée de mystérieux grigris. Bravo Delfrédo ! Champion du monde de l’inconscience ! Zorro en culottes courtes ! D’Artagnan à deux balles ! Dommage qu’il soit si tard pour t’en apercevoir…
Tous les marins le savent : Les tempêtes ont le pouvoir étonnant de donner la parole au Grand Bleu. Prédateur en puissance, ce dernier ne fait pas dans les sentiments ; bien au contraire, en mal de noyés, il leur hurle des horreurs pour qu’ils n’oublient pas qu’ils n’ont que la vie à perdre. La vie, ni plus ni moins.
Jetés comme des mauvais sorts, ces étranges feulements transpercent les coques et font douter les hommes de leur supériorité et de leur santé mentale.