Tant que la menace est floue, qu'elle vient de l'éclatement d'un obus qu'on ne voit pas arriver, d'une rafale de mitrailleuse ou d'une fusillade inattendue, qui peuvent ou non frapper, le courage est encore facile ; mais si la mort est là, tapie, vigilante, prête à fondre et à empoigner, s'il faut aller au devant d'elle en la regardant au fond des yeux, alors les cheveux se dressent, la gorge s'étrangle, les yeux se voilent,les jambes ploient, les veines se vident, toutes les fibres tremblent, la vie entière s'enfuit ; alors le courage consiste en un effort surhumain pour vaincre sa peur ; alors la volonté doit se roidir, se tendre comme une corde, comme la corde du boucher qui traîne sa victime à l'abattoir.
Des légendes couraient sur lui et ses soldats de la 5è compagnie : la découverte inattendue du disparu, la réapparition du mort, sa protection mystérieuse par la neige, une récupération laborieuse au milieu des balles, le récit passé de bouche en bouche avait produit une impression profonde.Le talus derrière le baraquement était du matin au soir l'objet d'un pèlerinage. Tous les combattants avaient intériorisé le spectacle de ces boucheries, la vision de tous ses morts aimés et regrettés, mais aucun ne nourrissait autant la réflexion que celui-ci. Les plus simples d'esprit restaient là, comme s'ils attendaient autre chose, miracle plus grand, peut-être - qui sais ? - une résurrection.