Le dernier jour

Rien de rien ! J’ai la haine. Une haine et une peur que je ne peux plus contenir. Je lui raccroche au nez. Je prends l’un des tabourets en bois le long du bar qui dessine le comptoir de la cuisine. Je le retourne par le pied et frappe deux fois de suite contre le mur. Le tabouret se fracasse sous la violence du choc.

Je suis dans un mauvais film, un cauchemar. Dis-moi que je vais me réveiller. Je serai bientôt dans mon lit, Jeanne à mes côtés. T’es enceinte, chérie ? C’est cool. Je suis heureux. Je t’aime. Comment on va l’appeler ? Si c’est une fille, Adèle, et un garçon, Marius ? Ça te plaît ? Ce que tu voudras tant qu’on est ensemble.

Je m’approche de Jeanne, baisse la tête et l’embrasse, en touchant son dos. Je remonte la couette pour la recouvrir. Je lui dis que je l’aime. Elle émet un petit son, presque un miaulement de plaisir.

Il y a des choses pour une femme qui sont difficiles, Léo. Sûrement qu’il faut être une femme pour les saisir.

Elle est belle, désirable. Sans pudeur. Le corps ferme, comme si elle n’avait porté d’enfant. Ça me surprend toujours. La lampe de chevet qui l’éclaire donne des allures tamisées, érotiques, à l’instant. Peut-être que c’est juste dans ma tête épuisée.

Claire est une avocate avisée de cinq ans plus jeune que moi. Elle est ferme, autoritaire et intransigeante, malgré les rondeurs de son corps qui la complexent. Elle me suit depuis la création. Elle débutait et j’avais besoin de quelqu’un pour faire les premiers statuts de LTP.

Malgré nos différences, comme l’eau et le feu, Philippine et moi sommes compatibles, depuis presque quatre ans. Je l’avais embauchée quand elle avait postulé comme ça, avec une candidature spontanée à mon attention. Elle aimait mon histoire, l’histoire de ma boîte. Elle venait de quitter une entreprise industrielle importante, et familiale depuis trois générations, lassée des guerres de succession et de partage de pouvoir.

Il cherche du réseau. Il se met à biper, vibrer, sonner. Ça alerte, signale, convoque. Ça m’agace. Ces carillonnements me préviennent que l’espoir d’une sieste ridicule est mort. Je reprends l’appareil. Je zieute les derniers e-mails et les messages, j’écoute le répondeur.

Cette femme est belle, gracieuse et élégante, plus jeune que moi. Elle a des yeux noisette très clairs qui tirent vers le vert avec le soleil d’été, et vers le gris en hiver. Elle porte les cheveux mi-longs, auburn et toujours parfaitement raides. Elle est avocate, pénaliste, désespérément passionnée par les causes perdues.

C’est ma fille qu’on va chercher maintenant. Manon est une adolescente de presque seize ans. Belle gamine qui n’en est plus une. Je suis incapable de l’appréhender comme la femme qu’elle est devenue. Ça me gêne. Ce n’est pas fait pour ça, un père. Elle est décomplexée et charmeuse, maligne et volcanique, avec de longs cheveux blonds bouclés qu’elle s’obstine à vouloir lisser. Elle a l’intelligence de sa jeunesse, mais la bêtise de son âge, avec son regard identique au mien. Elle termine les cours à midi quinze, à la Croix-Rousse.