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Critique de HordeDuContrevent


Lorsque j'étais toute petite, mes parents m'affirmaient d'un ton péremptoire que la grande tour blanche et rouge sur laquelle clignote des lumières orange la nuit était la maison du Père Noel. Je la vénérais. Toute l'année j'imaginais en son sein la fabrication fastidieuse de cadeaux, le clignotement incessant comme preuve irréfutable d'une forte productivité. La voir au loin me faisait frémir. C'était ma Laponie à moi, mon pôle Nord, admiré depuis ma cité HLM. Mon oncle un jour les contredit, offusqué, me répliquant avec gravité et en chuchotant que c'était l'endroit où étaient fabriquées les oranges. Je l'ai cru aussitôt. Les deux coexistaient dans mon esprit. Les deux étaient la vérité vraie. Ça faisait, j'en conviens, une sacrée tambouille dans ma tête. Un Père Noël dans sa tour fabricant des cadeaux aux enfants sages et des oranges. Donc. Bon, j'étais très naïve, certes. Ah oui, la tour aux lumières oranges clignotantes était une simple tour des télécommunications. Je ne peux en voir une aujourd'hui sans sourire béatement. Je n'ai jamais oublié leur petit grain de folie, cette sorte de traitrise de la part de mes adultes préférés qui se moquaient de ma naïveté.

La vérité, c'est quand on croit nous dit Marie-Sabine Roger.

Ce livre m'a rappelé cette anecdote. Comment l'imagination des adultes, en l'occurrence ici celle du père, peut transformer la vie d'un enfant, la marquer à jamais et embellir un quotidien terne. L'enfant ne cherche pas à savoir si ce que raconte ses parents est réel ou pas. Les enfants sont pétris de foi. Il est vrai que dans cette histoire, l'imagination du père, et surtout sa folle poésie, aveugle la petite fille, la drape d'un amour fou, au point de l'éloigner de cette mère si terre-à-terre, si pragmatique. « Il met de l'utopie, de l'exotisme, du drame, saupoudre de piment un quotidien banal, quand sa mère voudrait les tenir tous deux à laisse courte, dans sa poigne solide ». L'un enchante, lorsque l'autre désenchante. L'un permet tout lorsque l'autre réglemente. le fruit d'un amour exclusif et d'une indifférence. Pense-t-elle.

Dans la famille Mollet, les enfants ont des prénoms d'îles et d'archipels. Tanah la petite dernière. Et les frères, devenus grands : Tromelin, Andaman, Nicobar, Mohéli, Kerguelen. Des noms de rochers les plus perdues de l'océan indien tout droit sortis de l'imagination du père. le père Mollet. Comme les oeufs. de beaux prénoms qui compensent quelque peu leur absence de beauté. Ils sont « laids comme le sont ces fins de race dont on voit les portraits dans les livres d'Histoire, lorsque la génétique trahit ouvertement les alliances consanguines et distribue à l'aveuglette prognathismes, hémophilies, troubles mentaux et autres royales miséricordes.

Seule fille de la tribu et petite dernière, ce père a trouvé en sa fille la seule et unique dépositaire de son terrible secret : il s'appelle en réalité Agapito 1er, souverain de Loin-Confins et contrées annexes, Patalin, Pétrassel, Macapète et Mouk-Mouk, Empereur honoraire d'Estagule et Mitard. Il a été renversé par l'oncle fourbe et traite qui a voulu le spolier, a été emprisonné, a réussi à s'évader, endurant mille sévices et aventures. le père lui raconte ce royaume paradisiaque, lui raconte l'évasion, puis la traque de l'Oncle, encore d'actualité, d'où le secret nécessaire. Il raconte parfois avec les larmes aux yeux la déchéance et le paradis perdu.

Quelle incroyable imagination déploie ce père pour sa fille, quel magnifique royaume il dépeint avec moult détails et noms exotiques, avec de fines descriptions de sa géographie, de sa faune et de sa flore, de son histoire. Nous sommes nous-mêmes sous le charme de cette contrée lointaine, île aux noms évocateurs et au climat tropical que l'on quitte non sans nostalgie :

« Là, tel un diamant vert sombre dans un écrin bleu cyan, se trouve Loin-Confins et ses hautes falaises, ses plages infinies au sable immaculé plus fin que farine impalpable, ses forêts d'essences précieuses, d'espèces endémiques, pins bleus de Pétrassel, cèdres centifoliés, Macapetus sempervirens, chênes rouges de Patelin, agapanthes Mouk-Mouk ».

Un secret qui tient à distance la pauvreté et la honte. Une île si éloignée de l'appartement triste et morne dans lequel la famille vit. Bloc de béton avec petits balcons aux rambardes vert moisissure, un vert si éloigné des dégradés de vert enchanteurs de la luxuriante île de Loin-Confins.

« Les sinistres culées du pont voilent leurs ombres noires d'une végétation touffue et dense, et grasse, de tous les verts possibles, de l'émeraude au vert de mai, du Véronèse au vert cyprès, du presque jaune au presque bleu, vert de vessie, vert céladon, vert de Hooker, vert de cobalt, vert pomme ou vert de haricot, vert de mafane ou de chouchou, jusqu'à ces verts fluorescents qui éclairent si bien l'Irlande. Elles s'ornent d'entrelacs de lianes et de branches serrées, cachent sous leurs feuillages sombres et vernissés des yeux dorés, des museaux frémissants ou des antennes fines, des dos laineux, épineux, emplumés. le pont lui-même n'existe plus mais, à sa place, elle voit, non, elle entend, la Grand'Cascade aux Ours. Son père lui invente une enfance sauvage, avec pour garde-fou ce simple préalable : ils vivent en exil, ils ne régneront point ».

Et nous lecteurs, de nous émerveiller à notre tour de ce que peut transmettre ce père, tout en sentant poindre un certain malaise…jusqu'au jour du chaos où elle devient d'un seul coup Princesse de nulle part, Fille du Roi de rien…

Ce livre démarre tel un conte et nous laisse entrevoir un monde magique, fantastique, un peu inquiétant, à l'image de la superbe couverture d'un bleu-vert onirique, un bleu-cyan trouble et crépusculaire. Un monde vers lequel voler pour fuir le quotidien. La coquille se lézarde peu à peu pour finir par exploser et nous montrer la tragédie d'une petite fille et la grandeur cachée d'une femme. Je ressors très émue par cette lecture. J'ai aimé la façon singulière qu'a choisi Marie-Sabine Roger de nous raconter cette relation entre ce père et cette fille, de nous faire entendre la voix de Tanah devenue adulte qui a désormais pris du recul, de nous montrer l'impact de l'imaginaire sur la construction de notre identité. C'est beau et triste à la fois…C'est profondément humain. Un immense merci à Sandrine (@Hundreddreams) de m'avoir donné envie de découvrir ce livre et cette auteure !

« La fécondité de l'imagination est une grâce ».
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