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Critique de Kirzy


Louise est en grande partie sourde. Elle est en train de perdre le peu d'ouïe qui lui reste, ce qui l'a met face à un dilemme : doit-elle recevoir un implant, lourde opération, et rallier définitivement le monde des entendants ? Ou rester dans le silence avec une audition parcellaire ? Doit-elle accepter une audition synthétique qui modifiera profondément sa vision du monde extérieur et de la vie ? le choix est définitif, un deuil à faire.

Dès le premier chapitre, une consultation chez un ORL pour un audiogramme, la plongée dans le monde des malentendants est absolument saisissante tellement il est impossible pour un bien-entendant de deviner l'intériorité de ceux qui subissent la surdité. Tout est son dans ce roman très immersif. C'est la première fois que je lis avec les oreilles, en écoutant attentivement les respirations de Louise et ses impressions sonores, entre grésillements, acouphènes et déformations. Adèle Rosenfeld rend parfaitement compte de la perception trouée qu'ont les malentendants du monde sonore qui les entoure.

«  Tous les bruits se coagulaient et se distanciaient comme dans une anamorphose, ceux de l'ambulance dans la rue et la chasse d'eau ne formaient qu'une trainée chuintante avec des saillies stridentes.
Une fois au restaurant, l'ami-voisin m'attendait et sa bise accompagnée de sa voix ronde ont chassé le brouhaha. Je m'accrochais à ses mots auréolés d'aigus. Quand je n'avais pas le regard rivé sur ses lèvres, sa voix me semblait chaude, les sons avaient un contour bien précis comme une éclipse de soleil. le coeur médium, je ne l'entendais pas ; mais son cercle lumineux formé par les aigus me permettait d'accéder au sens. J'arrivais à suivre presque tout ce qu'il disait et ça me rendait heureuse. »

Un pari réussi, un peu fou aussi, que de parvenir à faire comprendre dans une totale empathie la souffrance de Louise, ses angoisses, ses doutes, sa sensation d'enfermement, son déni. Elle est essoufflée par les efforts cumulés pour faire partie du monde des « bouches qui parlent », au bord de la dépression, notamment lorsqu'il s'agit d'affronter les difficultés liées à son intégration professionnelle ainsi que les bassesses de ses collègues. Elle qui se décrit comme « déracinée du langage », expulsée de la réalité par le silence qui avance comme un ennemi à combattre.

« Le dehors était devenu source d'angoisse, mais il fallait bien ravitailler l'appartement dans lequel je m'étais emmurée. Au supermarché, les voix fusionnaient en un seul écho. Une épidémie de fièvre s'était emparée de tous les sons : les boîtes de conserves que le magasinier rangeait dans les rayons claquaient des dents ; les bip des codes-barres en caisse se mêlaient aux accents toniques des femmes comme des éclats hallucinés ; l'outil du boucher faisait un bruit de toux rauque. »

Si j'ai quelques réserves sur la fin qui je trouve trop psychologisante et explicative à mon goût, j'ai été particulièrement convaincue par l'univers proposé par Adèle Rosenfeld. le récit d'un tel drame aurait pu facilement verser dans le pathos ou le voyeurisme. Ce n'est jamais le cas car l'auteure a fait le choix de recomposer le réel par la poésie, la fantaisie et l'humour, notamment par le biais de personnages fantasmagoriques, ses « fantômes traumatiques » qui lui permettent d'affronter la terreur du choix. L'idée de l'herbier sonore qui consigne les sons avant la perte, comme une bibliothèque sensorielle, est vraiment très belle.

Ce n'est pas parce qu'un auteur s'empare d'un sujet tiré de son vécu que cela en fait un écrivain. Adèle Rosenfeld est une écrivaine, c'est incontestable. Un premier roman original porté par une voix nette et singulière, à suivre, pour une entrée en littérature réussie.

Lu dans le cadre du jury Coup de coeur des Lectrices Version Femina
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