AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Root


Pour Joséphine, c'est la rentrée de trop.
Les mêmes bâtiments gris tristement percés de fenêtres en interminables rangées, les mêmes bancs sales, les mêmes collègues qu'elle évite autant qu'elle peut.
Elle a flanché avant sa première heure de cours : un bruyant évanouissement pendant l'assemblée générale, qui lui a valu six jours d'arrêt maladie.

Enseigner la philosophie ne lui apporte aucune satisfaction. le lycée n'est pas un merveilleux nid de talents, les élèves se moquent bien de leur avenir et l'Éducation nationale pense statistiques avant de considérer le facteur humain.

Un soir, lasse de ne pas se sentir vivante, elle pousse la porte d'un cabaret chic de la capitale et commande une bouteille de champagne très au-dessus de ses moyens. Son désir de liberté l'enivre tout autant que les bulles. Elle envie la jeune femme décomplexée qui se déhanche sur scène en lingerie fine, l'oeil assuré. Malgré ses griefs contre sa silhouette, Joséphine s'inscrit à un cours d'effeuillage qui s'impose vite comme son rendez-vous favori de la semaine. Son boa et ses bas résille sont désormais son échappatoire, le jardin secret dans lequel elle se réfugie quand ses heures au lycée la vident de toute substance. Sur ses talons aiguilles, elle existe. C'est le moment pour elle de devenir Rose Lee.

Rose Lee. L'héroïne d'un premier roman éblouissant. Une ode au corps, à l'acceptation de soi, une invitation à s'émanciper des diktats physiques et moraux. Ketty Rouf écrit comme on respire, avec naturel, une franchise politiquement incorrecte. Joséphine ne pense pas « seulement » comme une femme, dont j'aurais eu du mal à comprendre le raisonnement, elle pense comme un être humain qui s'en donne le droit et qui décide de s'en foutre, de rire des regards vitreux qui peuplent ses journées. Elle s'autorise à lever le nez sur le gris : elle veut du rouge, du flamboyant. Elle apprend à susciter le désir parfait, celui que seule la scène aux lumières psychédéliques peut offrir. Elle se joue des hommes qui abandonnent toute dignité devant un sein dévoilé, prêts à vider leurs poches pour lécher un talon. Chaque nuit n'est que sourires et audace. Loin des jérémiades philosophiques existentielles dont elle se nourrissait, Joséphine découvre son ascendant sur la gent masculine. Mais chaque matin, elle doit revêtir sa propre peau et laisser Rose Lee au placard, à côté du sac griffé que son salaire de fonctionnaire ne lui permet pas – et qui ferait jaser les curieux –, gommer toute étincelle dans son regard et s'affadir. Quand le jour se lève sur sa carrière d'enseignante, la déception, le désespoir l'étreignent. Face à l'échec de l'Éducation nationale, aux programmes qu'on allège à chaque rentrée pour présenter une réussite de façade, elle perd ses illusions de jeune professeur qui pensait pouvoir accomplir sa mission, celle de transmettre son amour de la réflexion, ses armes pour comprendre la vie et la vivre, plutôt que de s'en accommoder. Grâce à Rose Lee, Joséphine a appris à rejeter les concessions. C'est juste une question de timing.

Entre morne routine et nuits décadentes, avec un langage parfois cru, mais dépourvu de vulgarité, l'auteur brosse un superbe portrait de femme. Je me suis réellement attachée à ce personnage (et aux personnalités explosives et touchantes qui l'entourent), qui assume sa féminité et revendique avec fierté le pouvoir de son corps. Elle m'a bluffée par son impertinence, sa spontanéité. Dans une société où les femmes se transforment en furies pour peu qu'un homme leur tienne une porte, hurlant au féminisme bafoué, Joséphine, dont les choix de vie n'appellent pas au jugement, s'approprie son image et joue de ses charmes avec une grande élégance d'esprit.
Commenter  J’apprécie          92



Ont apprécié cette critique (8)voir plus




{* *}