AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Presence


Ce tome comprend les épisodes 16 à 21, initialement parus en 2015, écrits par Greg Rucka, dessinés et encrés par Michael Lark (avec l'aide de Tyler Boss pour l'encrage), et mis en couleurs par Santi Arcas. Pour comprendre les enjeux du récit, il faut avoir commencé par le premier tome.

-
- Épisode 16 - La soeur Bernard (il s'agit bien d'une femme, malgré un prénom à consonance masculine pour un lecteur français) a intégré un groupe de religieuses itinérant, passant du territoire d'une famille à celui d'une autre, et établissant leur véhicule comme un dispensaire gratuit pour les individus dont la condition sociale est inférieure à celle de serf. La soeur Bernard est en fait chargée d'une mission de la plus haute importance.

Avec cette série Lazarus, Greg Rucka et Michael Lark se sont lancés dans une entreprise d'envergure dont le lecteur ne pouvait pas mesurer toute l'ampleur dès les premiers tomes. Cet épisode constitue un intermède dans la mesure où Forever Carlyle et les autres membres de la famille n'y apparaissent pas. Il constitue également une pierre angulaire pour la construction de ce futur dystopique. le scénariste conserve le principe d'une histoire basée sur une aventure. La soeur Bernard doit effectuer une mission en prenant le risque de traverser plusieurs territoires aux mains de polices privées (celle de la famille dirigeante).

Le lecteur est donc happé par la dynamique du suspense. La soeur Bernard pourra-t-elle mener à bien sa mission ? Quelle est cette mission ? Et même, pour le compte de quelle famille travaille-t-elle ? Michael Lark réalise des dessins de type descriptifs et réalistes, avec des aplats de noir mesurés, aux contours irréguliers, comme usés, mais sans être tranchants, avec des formes maculées de petits traits secs, attestant là encore de la marque du temps, des chocs, et des dures conditions de vie.

Au travers de cet épisode, le lecteur en apprend un peu plus sur l'état du monde, avec quelques éléments de nature historique qui ont conduit à cet état. Les auteurs prennent le risque d'inclure des pavés de texte (généralement un anathème pour tout lecteur de BD) pour porter ces informations. Rucka prend soin d'en varier la forme : soit le journal personnel tenu par la soeur Bernard (avec une écriture manuscrite), soit des écrans informatiques de communication ou d'information. À moins de faire un blocage de principe sur ces outils narratifs, el lecteur en apprend beaucoup sur le virus H7N11 qui a été à l'origine du déclin des sociétés à l'échelle du globe.

Comme dans les tomes précédents, le lecteur peut y percevoir un deuxième niveau de lecture, un commentaire lucide et cynique sur un mode de fonctionnement capitaliste qui conduit les individus et les organisations à placer le profit comme valeur suprême, au-dessus de la vie humaine, au-dessus de la société, au-dessus de la civilisation. Cet épisode mérite donc l'investissement nécessaire pour assimiler les informations qu'il contient.

-
- Épisodes 17 à 21 - Un groupe d'intervention militaire est en mission à Dulruth, dans le Minnesota. Ce groupe est sous le commandement de Forever Carlyle (la Lazare de la famille Carlyle) et se compose du caporal Casey Solomon, ainsi que des soldats Jorge Pineda (une nouvelle recrue), Pattison et Pha. Leur objectif : saborder les installations militaires de la famille Hock qui a envahi la ville. Pendant ce temps-là, la situation est compliquée à Puget Sound, la capitale de la famille Carlyle. Malcolm Carlye (le patriarche) est toujours dans le coma. Stephen Carlyle s'avère limité en tant que tacticien politique, malgré l'aide du général Valeri. Sonja Bittner (la Lazare de la famille Hock) se remet progressivement de ses blessures, dans l'enceinte Sequoia dans le Nevada. Michael Barrett est contraint d'accepter de nouvelles responsabilités. Johanna Carlyle continue d'intriguer, en reprenant contact avec Mason, puis en faisant chanter Rihan (le compagnon de Stephen Carlyle).

Avec cette deuxième partie du récit (5 épisodes), Greg Rucka et Michael Lark reviennent à une narration plus classique, sans pavé de texte. le lecteur éprouve même l'impression qu'ils ont sciemment augmenté le niveau d'action pour en donner pour son argent au lecteur. Cela ne veut pas dire qu'ils transforment la narration en une succession d'explosions de plus en plus spectaculaires et destructrices. Forever Carlyle est à la tête d'un petit groupe pour infiltrer une ville qui est occupée militairement par l'ennemi. Il s'agit de détruire ses principaux canons. Les dessins rendent très bien compte de l'ambiance urbaine, des façades, de la faible luminosité du fait de la nuit, des voies désertées et des sites abandonnés. L'approche graphique de Lark fait des merveilles pour des environnements substantiels, des lieux réalistes, des bâtiments propices à installer une base temporaire, à faire une pause dans la progression. Il n'abuse pas des aplats de noir ou des ombres portées.

Dans ce fil narratif de guérilla urbaine, les personnages portent des uniformes, des protections corporelles, et des casques (à l'exception de la Lazarus, pour conserver sa liberté de mouvement). L'artiste gère avec une adresse exemplaire l'identité graphique des personnages. Malgré les uniformes et les casques, il arrive à faire en sorte que le lecteur sache à chaque moment quel personnage il est en train de regarder. Il y a certes l'étiquette avec le nom de famille sur chaque uniforme et les dialogues évoquent parfois le nom d'un personnage, mais pas de manière systématique. Derrière ces scènes en apparence évidente, il y a eu un gros travail de conception pour que chaque personnage reste repérable grâce à sa mission, ou une arme. le lecteur pinailleur peut juste trouver que la gestion de la neige est un peu artificielle. Les flocons en train de tomber ont été rajoutés comme une sorte de rideau au premier plan, surimposés sur l'image dessinée dans la case, sans que la neige ne s'accumule réellement sur chaque élément dessiné (mais ça reste de l'ordre du détail).

Dans le deuxième fil narratif, il s'agit plus de montrer des individus normaux, en vêtements civils, dans divers locaux. À nouveau Michael Lark (avec l'aide de Tyler Boss) réalise un excellent travail. Les ombres portées sont discrètement exagérées, assombrissant l'ambiance, sans pour autant aller jusqu'à verser dans l'expressionisme. Sans être atteints de sinistrose, les personnages ne sont guère souriants, montrant qu'ils sont conscients des responsabilités qui pèsent sur leurs épaules, et des conséquences en cas d'échec. Cette ambiance plus sombre (la mise en couleurs proscrit les éclairages trop violents) transcrit l'importance de ce qui est en train de se jouer, de l'état de déliquescence du monde, de l'inquiétude du devenir de Malcolm Carlyle, et par là même de toute la famille Carlyle et de leurs serfs.

La représentation des différents lieux s'inscrit dans une approche photoréaliste, sans paraître surchargée. L'artiste a trouvé le juste milieu pour rendre compte des volumes des pièces, des matériaux de construction (dalles de sol, revêtement industriel, tapis), des aménagements (appareils de sport pour la salle de musculation, bibliothèque imposante pour le bureau de Stephen Carlyle, appareillages scientifiques pour les recherches de Michael Barrett, etc.), des décorations, avec le bon niveau de détail pour que chaque endroit soit spécifique et montre son usage, sans que le lecteur ne doive passer le double de temps à déchiffrer les informations visuelles.

Dans ce monde très concret, le lecteur découvre l'histoire à laquelle il s'attendait : des individus vivant dans des conditions précaires pour les serfs, confortables pour les membres des familles, des opérations militaires au cours desquelles les Lazare font des prouesses, et des coups de poignard dans le dos entre familles pour savoir qui étendra son territoire. Greg Rucka et Michael Lark réalisent une histoire premier degré qui utilisent les conventions du genre avec compétence. le lecteur découvre également que les thèmes des tomes précédents n'ont pas disparu et que le scénariste fait naturellement ressortir des considérations d'ordre social ou politique, dans le fil de l'intrigue. Il y a bien évidemment la responsabilité qui pèse sur les épaules de Stephen Carlyle, contraint de prendre la tête de la famille Carlyle alors qu'il n'y est pas préparé, et que son père ne l'a pas mis au courant de ses stratégies à court, moyen ou long terme. Stephen Carlyle n'est pas le seul à porter le poids de la responsabilité des autres. Forever Carlyle doit faire de même avec son groupe d'intervention, ainsi que la caporale Casey Solomon.

De manière plus complexe, Greg Rucka développe le thème de l'intérêt personnel opposé à l'intérêt général. Il le fait à travers des individus, par exemple avec Johanna Carlyle. Cette dernière est prête à tout pour assurer son ascension sociale, y compris le meurtre d'un membre de sa propre famille. Dans le contexte d'un comics de superhéros, ça en ferait une criminelle, une méchante. Dans le contexte de la présente série, ça en fait peut-être une personne plus apte à prendre les décisions difficiles pour assurer la pérennité de la famille Carlyle. L'auteur peut également le faire à l'échelle d'une catégorie sociale. le premier épisode de ce tome a établi que la présente situation a pour partie été causée par la Famille Hock. Cette dernière détient les médicaments nécessaires pour assurer la santé de sa population. Elle l'utilise comme un levier pour maintenir son pouvoir et perpétuer un système dans lequel chaque individu a intérêt à faire de son mieux pour gravir les échelons dudit système. D'un autre côté, c'est ce qui assure un ordre social bénéficiant aux citoyens méritants.

Au fil des pages, le lecteur peut également percevoir le récit comme une métaphore de notre propre société. En effet les Familles sont l'émanation de puissantes entreprises qui ont fini par se substituer aux gouvernements démocratiques. La population se retrouve asservie à ces Familles et à l'ordre social qu'elles imposent sur leur territoire, comme le citoyen d'aujourd'hui se retrouve asservi au système capitaliste, essayant de gravir des échelons pour accéder à une position plus confortable, pendant que le 1% le plus riche semble diriger la planète, en faisant fi des lois étatiques. le lecteur croise alors les doigts pour que l'évolution de Forever Carlyle lui permette de continuer sa remise en cause de la Famille Carlyle, puis du système.

Ce quatrième tome confirme l'ambition littéraire de Greg Rucka et Michael Lark. Ils racontent un thriller bien ficelé, dans un récit d'anticipation assez proche du nôtre pour être angoissant, tout en évoquant des questions de société d'aujourd'hui.
Commenter  J’apprécie          40



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}