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Critique de oblo


Sans doute ne faudrait-il pas oublier, avant d'ouvrir ce livre, qu'il a été publié en 1993 ; par conséquent, la question de l'intérêt de l'étude de l'histoire médiévale de la péninsule ibérique, telle qu'elle est posée en introduction, ne se pose plus, et que les thèmes habituels liés à la "légende noire" de cette partie de l'Europe, et en particulier de l'Espagne, apparaissent de plus en plus éculés. L'intérêt, aujourd'hui, de l'histoire médiévale ibérique nous semble multiple : l'Espagne, pays voisin du nôtre, a une histoire pourtant bien différente, tant elle fut marquée par la perpétuation du monde romain, par les apports remarquables des cultures juives et musulmanes, par le rôle particulier que l'Eglise y joua (et qui contribua précisément à la légende noire), par la préservation de particularismes locaux jusqu'à aujourd'hui. Il ne faudrait pas non plus oublier que cette péninsule, isolée géographiquement par la chaîne des Pyrénées, comprend aujourd'hui deux Etats indépendants (l'Espagne et le Portugal) qui se construisirent sur les mêmes fondements.

Cette Histoire médiévale de la péninsule ibérique pourrait être assimilé à un manuel universitaire. Elle se veut un panorama de l'évolution politique de la péninsule, depuis l'arrivée des populations barbares en Hispanie en 409 (les Suèves, les Alains, les Vandales) jusqu'à l'arrivée sur le trône de Charles Quint, en 1516, laquelle arrivée signifia la fin des Espagnes et le début de l'Espagne en tant que royaume unifié (le Portugal mis à part, même si l'histoire des deux entités politiques fut liée, à nouveau, par la suite). de cette ambition découle un plan chronologique en deux parties, chacune étant divisée en deux sous-parties. L'histoire de l'Espagne commence donc avec l'arrivée des populations barbares. Les Wisigoths seront les grands organisateurs d'un territoire sur lequel ils furent forcés de se replier, après la défaite de Vouillé en 507 face aux Francs. La perpétuation de l'empire romain y est claire, tant dans les divisions administratives que dans l'organisation de la campagne selon les villae ou dans la division de la société entre hommes libres, esclaves et affranchis (qui restent clients de leur ancien maître devenu leur patron). L'Eglise joue un rôle également majeur dans l'Espagne wisigothique : soutien de la puissance royale à travers les conciles réunis par le roi, elle se place sous l'autorité d'un roi déclaré "défenseur de la foi" selon le modèle théodosien (donc romain). Les clercs sont des intellectuels (Isidore de Séville) qui transmettent le savoir antique et permettent le développement des écoles. Les monastères assurent le rôle intellectuel et organisationnel des territoires dans l'ouest et le nord de la péninsule. L'atomisation de la puissance publique, notamment avec les dux qui prennent un rôle fiscal, administratif et bien-sûr militaire dans les territoires qui leur sont confiés, favorise la conquête commencée par les Arabo-berbères en 711, appelés ... par une faction wisigothique.

L'histoire d'al-Andalus, l'Espagne sous domination musulmane, a souvent été présentée comme un exemple original et heureux (intellectuellement, notamment) de la présence, sur un territoire relativement restreint, de trois religions rivales. Adeline Rucquoi modère cette présentation, en montrant notamment que la guerre devient un état normal de la vie en Espagne. Une division nette s'opère entre le sud, lentement islamisé et arabisé, et le nord qui reste chrétien. La Catalogne ou Marche d'Espagne, elle, semble se détacher de la péninsule en se rattachant formellement à l'empire carolingien. La société ibérique entre le 8ème et le 11ème siècle est une société divisée : entre chrétiens, musulmans et juifs ; entre Arabes, Berbères et Hispano-Wisigoths, entre centres urbains arabisés et campagnes plus autonomes, entre royaumes chrétiens nombreux et le califat de Cordoue jusqu'à l'an mil, entre les royaumes arabo-berbères appelés les taïfas à partir des années 1030 ... le califat de Cordoue reste, jusqu'à la fin du 10ème siècle, la puissance dominante tant dans les domaines militaires qu'économique ou intellectuel. Au nord, les royaumes de Léon et de Pampelune sont les noyaux des futurs royaumes espagnols. La justification de la royauté y est, déjà, la reconquête des territoires perdus au profit des musulmans. La reconquête se pare de symboles : le tombeau de Saint Jacques, découvert en Galice, en fut le plus brillant.

Entre 1085 et 1492 s'étale l'histoire de la Reconquista. La prise de Tolède (1085) est l'aboutissement d'un processus qui, depuis les années 1010 et la fitna berberyia, a morcelé la puissance musulmane au sud. C'est aussi le début d'un processus qui, téléologiquement, semble inexorable. Loin cependant de représenter le commencement d'une seule domination chrétienne, la Reconquista est aussi l'affirmation de la différence entre les royaumes chrétiens : la Castille-Léon (qui comprend aussi la Galice), la Navarre, L Aragon (qui est une fédération d'entités politiques comprenant aussi la Catalogne, Valence, les Baléares puis, plus tard, Naples et la Sicile), le Portugal. Al-Andalus, malgré les efforts des Almoravides puis des Almohades, ne se résume bientôt qu'au royaume de Grenade. Tandis que la Reconquista militaire est largement freinée, à partir des années 1350, par sa réussite même, les royaumes chrétiens se dotent d'appareil d'Etat.

La dernière sous-partie, probablement la plus intéressante, montre comment la Reconquista fut une construction mentale fondatrice pour l'histoire des royaumes ibériques. La guerre - guerre de conquête religieuse - a légitimé l'action et le pouvoir des rois. Elle a aussi organisé la société selon ses nécessités ainsi que les territoires soumis aux fluctuations des conquêtes. Elle a aussi fait de l'Eglise le bras théologique et intellectuel de l'action royale. La guerre justifiait le pouvoir des rois car ceux-ci s'étaient institués, depuis les Wisigoths, "défenseurs de la foi". Ils se plaçaient ainsi au-dessus de l'Eglise hispanique qui, loin de se rebeller et d'en référer à une autre autorité (Rome), a participé à la construction idéologique des royautés ibériques. La guerre a modelé les territoires, en faisant des villes les relais de la conquête et en autorisant, régulièrement, des mouvements de population vers les territoires conquis qui devaient être peuplés (chrétiennement). Elle a structuré la société entre combattants et non-combattants, ces premiers s'auréolant de noblesse qui devint, bientôt, une garantie sur la personne plutôt qu'un Etat : la garantie que le noble est le bon chrétien, le chrétien pur. La noblesse, instrument de la conquête et idéal sociétal, a ainsi agi avec ou contre le roi dans la construction politique des sociétés ibériques. Plus, sans doute, que dans les autres Etats européens en gestation au Moyen Âge, la guerre a réellement construit les Etats ibériques, notamment la Castille et le Portugal, et le concept guerrier, sitôt la Reconquête du territoire sur les musulmans effective, a migré vers les nouveaux aspects de l'évolution politique ibérique. La guerre, intimement mêlée à la religion, a bientôt justifié les interventions en Afrique du Nord et la conquête de l'Amérique ainsi que l'action de l'Inquisition à la fin du 15ème siècle. Ainsi la guerre devenait intérieure et avait pour objet la purification religieuse du royaume et des sujets ibériques. Quant aux populations devenues marginalisées - les juifs et les musulmans, connus sous les noms de mudéjars ou de morisque lorsqu'ils conservaient leur foi initiale ou lorsqu'ils se convertissaient -, elles furent expulsées ou mises sous pression (ainsi les Juifs subirent maintes vexations et pogroms avant leur expulsion du territoire en 1492).

L'ouvrage d'Adeline Rucquoi est une somme très dense. Nul doute que l'historienne dresse ici un panorama complet de l'évolution politique de la péninsule ibérique, offrant énormément d'informations au lecteur qui, au besoin, pourra revenir à ce livre, référence dans le domaine, aidé en cela par l'absence de livres synthétiques concurrents. Toutefois, le caractère encyclopédique ainsi que le style froid de l'écriture peut décourager même l'historien amateur. L'aspect monolithique - déjà visuel - du livre est renforcé, d'une part, par la succession exhaustive des noms de villes, de souverains, des liens matrimoniaux, d'autre part par un manque de clarté dans la hiérarchisation des informations. Ainsi, un événement telle que la bataille de Las Navas de Tolosa n'est jamais réellement détaillé bien qu'Adeline Rucquoi y fasse référence à de nombreuses reprises et que la date de 1212 semble être un jalon important dans l'histoire ibérique. La longue liste des noms, des mariages, des batailles parfois manque cruellement de vie, de souffle littéraire même (bien que ce reproche ne puisse être formulé tel quel à l'encontre d'une historienne). Un problème plus dérangeant réside finalement dans la structure même de l'ouvrage. Adeline Rucquoi semble faire le choix du plan chronologique ... à ceci près que la deuxième sous-partie de la deuxième partie - précisément la plus intéressante - est thématique. On regrette ainsi que cette approche n'ait pas été adoptée, car elle semble plus concise et jette une lumière intéressante sur ceux qui firent l'histoire de la péninsule ibérique : les hommes et leurs structures mentales. L'introduction, qui justifie (pourquoi le justifier, d'ailleurs ?) l'intérêt d'une telle étude et qui milite pour placer la péninsule au centre des évolutions politiques et économiques des mondes européen et méditerranéen au Moyen Âge, ne trouve finalement pas d'écho tout au long de l'ouvrage. Plutôt que de dire en quoi l'Espagne n'est pas une marge mais un centre en Europe et en Méditerranée, plutôt que de pointer les spécificités du Moyen Âge ibérique par rapport au Moyen Âge français ou britannique, l'historienne évoque la construction idéologique et institutionnelle des Etats ibériques, effleure la question du commerce et de l'économie ou s'intéresse aux relations politiques entre royauté, noblesse et oligarchies urbaines. L'intérêt de ces questions est évident, mais on en reprocherait presque à Adeline Rucquoi de vouloir tout dire.
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