Ce n'est pas l'odeur de l'Inde , c'est celle de Bombay .Sensuelle et écœurante .De camphre et de vermine ,mixte comme des alliances indécentes entre un homme bien né et une fille des rues ,mélange des odeurs de cuisine et du lait des temples. Décidément, cette ville a toujours un pied dans la splendeur et l'autre dans la fange ,se dit-il.
La pierre noire suinte de petits torrents, comme les humeurs d'un corps minéral. Des myriades de cascades bondissantes dévalent les pentes .La végétation recouvre la roche de sa chevelure bouclée ,invasion touffue sur la pierre volcanique .L'anthracite des nuages fait ressortir l'émeraude de la forêt et le vert cru des cultures .En approchant des rizières, le vert se fait encore plus tendre ,et soudain , s'émaille de petites taches colorées ,femmes accroupies dans les champs pour le repiquage, sari relevé aux genoux .
Un chantier est un chantier. Et en Inde c’est dix fois un chantier. Une fois obtenu le permis, signées les autorisations, multipliées les réunions, il faut attendre le matériel. Pas une livraison sans au minimum une dizaine de tampons. Jusqu'à quinze parfois. Il faut lutter toute la journée. Surtout, au pays de la récupération et du recyclage, il faut s'attendre à des imprévus, parfois à des détournements. Subtil système où tous se surveillent, personne n'est responsable et chacun cherche à profiter.
Étrangement, les résultats des analyses des échantillons du sol de la zone pilote ne sont toujours pas arrivés. Pourtant, Shiv s’est adressé aux filières les plus sûres. Il renvoie des prélèvements.
En attendant, il lance le chantier dans un grand jour de puja et d'offrandes. La zone abritera les bâtiments de tri et de recyclage, il faut procéder méthodiquement. Dès qu'il pourra, il entamera la construction de l’usine d’incinération. Les grues de chantier, gigantesques insectes à mandibules, leurs cabines de conduite triangulaires comme la tête d’une mouche, attendent, prêtes à s'animer. p. 268
Bombay a sans doute beaucoup changé depuis , mais elle demeure ce lieu où des millions de destinées s'entrecroisent dans une mosaïque humaine démesurée et fabuleuse , et elle permet de vivre avec ses fantômes.
Car même dans le bidonville le plus misérable demeure la possibilité d'amitiés et d'amours ,de jeux et de palabres, de souvenirs et de chemins familiers qui tracent les pans d'une vie .
L'aurore nimbe le paysage .A nouveau la vision des deux villes heurte Shiv :d'un côté la caresse lumineuse de l'aube éveille patiemment les maisons et leurs hôtes repus .De l'autre les ombres immobiles qui jonchent la route , recroquevillées comme du bois mort : des spectres tenus éveillés par la faim .
Les grands vomiquiers poussent aussi bien dans les territoires parias que dans les beaux quartiers de Bombay .
L'Inde n'obéit qu'aux voies invisibles, elle s'accoutume mal aux tristes logiques terrestres.
Lutter toute la journée. Surtout, au pays de la récupération et du recyclage, il faut s'attendre à des imprévus, parfois à des détournements. Subtile système ou tous se surveillent, personne n'est responsable et chacun cherche à profiter.
Shiv ne compte pas sur la municipalité. La ville est embrouillée dans les tractations ancestrales entre ses lobbies, ses industriels, ses négociants, les Bhora, les Khoja, les Gujaratis, les Marwari, les Parsis, et leurs intermédiaires, agents, émissaires, les intérêts des uns, la filouterie des autres. En revanche il compte sur l'État, mieux, il espère de l'État une vision. p. 116-117