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Critique de pratellum


Les contrées des âmes errantes
C'est le titre irrésistible du dernier roman de Jasna Samic, publié aux éditions M.E.O en 2020 et que je vous avoue avoir dévoré. En fait, j'avais rencontré cette auteure il y a quelques années dans un salon du livre, alors qu'elle subissait les foudres des islamistes radicaux de Bosnie, elle qui est issue d'une famille d'intellectuels musulmans et l'une des rares spécialistes de la poésie soufie. Elle venait de publier le givre et la cendre après son Portrait de Balthazar, qui avait reçu le prix Gauchez-Philippot. Quant à moi, j'avais compris dès la lecture du premier de ces trois romans que j'avais affaire à une écrivaine authentique, passionnée, féministe et démocrate jusqu'aux limites extrêmes de l'humour et du désespoir.
Ce roman-ci, tout en renforçant cette intime conviction, me pousse à ajouter l'adjectif « romantique » aux quatre précédents. Car il est littéralement imprégné de tout ce qui fait le romantisme à mes yeux : les sentiments amoureux les plus vifs assortis de leurs déceptions et chagrins ; la passion pour la défense désespérée de la justice et de l'équité à travers les événements politiques les plus violents ; le goût pour la vérité quoi qu'il en coûte ; la rébellion devant la fourberie, la tartufferie et la corruption institutionnalisées, même au prix d'une réputation et davantage encore.

Ce grand roman nous promène du dernier quart du XIXe au premier quart de notre XXIe siècle et de Novossibirsk à Paris, en passant par Kazan, Odessa, Istamboul, Sarajevo – oh oui, Sarajevo ! – Vienne, Kirchberg, Berlin, Londres et même New York et Vancouver : ces contrées où passent et repassent, se fixent un temps, aiment et souffrent les âmes errantes de plusieurs femmes et d'un homme, qui sera le petit-fils de l'une, le fils de la deuxième et le grand amour de la troisième citée ci-après.

Mais parlons de Liza, tout d'abord, née à Omsk d'un père qui était l'ami intime de Tolstoï : toute jeune professeure de langue et de littérature russe, elle s'enfuit de son pays à la révolution et, au bout d'un long périple à pied, en train et en bateau, à travers des lieux de mort, de désastre ou de relatif bonheur, atteint Sarajevo, où elle s'installe enfin avec son mari, Žarko, originaire de Bosnie. Un extrait de son journal donne d'ailleurs le ton du roman : « Peut-être tout exilé a-t-il besoin de poursuivre son errance, se sent-il obligé de fuir à l'infini en quête d'un pays sans nom, refusant d'admettre qu'il s'agit de son propre pays… »
Le deuxième personnage féminin est Irina, dite Ira, la fille de Liza, qui épouse Rudolf, Autrichien par sa mère et Allemand des Sudètes par son père. Nous sommes alors en 1942, en pleine seconde guerre mondiale. Un des frères de Rudolf, qui est pro nazi, les pousse à rejoindre le grand Reich. Ils se retrouvent alors à Kirchberg, comme des migrants, dans « des cabanes indignes d'êtres humains… » et Rudolf est mobilisé tout de suite dans l'armée allemande. Irina est enceinte. Elle va mettre au monde un petit garçon, Wolfgang. Mais elle est très seule, car son mari a de brèves permissions et il finit par ne plus revenir du tout. le petit a à peine eu le temps de le connaître, mais il ne l'oubliera jamais. À l'arrivée des troupes soviétiques, sa connaissance du russe les sauve, elle et son fils. Les soldats russes les prennent sous leur protection et les voilà bientôt dans un Berlin en ruines, puis à Prague et ensuite à Vienne, Ljubljana et Sarajevo, où elle retrouve ses parents. Son fils est rebaptisé Alexeï : ce sera Aliocha pour les intimes. Rudolf semble avoir complètement disparu et Ira épouse un ancien partisan anti Oustachi, anti nazi, Vladimir, devenu officier dans l'armée de Tito. Tout cela nous est raconté par une narratrice qui se donne le nom de Lena Barunić, mais qui ressemble mot pour mot et trait pour trait à l'auteure, Jasna Samic.
Lena est l'amante, puis l'épouse, l'ex-épouse et des années plus tard à nouveau l'épouse d'Aliocha. C'est une intellectuelle de haut vol, fille d'une famille d'universitaires issus de l'aristocratie locale, qui n'adhère au parti communiste yougoslave que pour obtenir le droit d'aller faire un doctorat à Paris. Bonne musicienne et passionnée par la philosophie soufie, elle est curieuse de tout ce qui concerne la Culture et parle plusieurs langues. Aliocha, lui, est un brillant ingénieur et un séducteur invétéré. Tous deux vont vivre les bouleversements de leur vie intime en même temps que la fin du régime de Tito et la guerre de Bosnie. Pendant des années, la belle Lena sera sans cesse en porte-à-faux avec les pouvoirs en place, quels qu'ils soient. À l'issue de la guerre, elle perdra son gagne-pain de journaliste à Paris et son poste à l'université de Sarajevo : « Si à Paris on m'a traitée d'islamiste, certains à Sarajevo m'accusent à présent d'être islamophobe… » Rien n'est facile nulle part pour un esprit intègre : même si elle est d'origine musulmane – souvenir familial de l'Empire ottoman – en fait, elle n'accepte pas la mainmise des fondamentalistes religieux sur les choses et les gens de son pays où elle se fait rejeter et même agresser physiquement. Comme pour l'auteure, une fatwa est suspendue au-dessus de sa tête. Mais les années passant, désormais, c'est surtout le désespoir d'Aliocha qui l'inquiète : depuis toujours, celui-ci est harcelé par la pensée que son père, Rudolf, a pu être un nazi. En effet, il est évident qu'étant officier du Reich, basé à Lublin de 1943 à 45 et responsable dans les chemins de fer, celui-ci ne pouvait ignorer le camp de concentration tout proche et les sinistres convois. Quel rôle exact a-t-il joué ? C'est l'objet de l'enquête que va mener Lena en espérant éclairer Aliocha qu'envers et contre tout elle ne parvient jamais à abandonner.

Pratellum
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