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Critique de Presence


Ce tome contient la deuxième moitié du récit commencé dans La théorie du grain de sable, première époque qu'il faut avoir lu avant. Ces 2 tomes ont été réunis dans l'édition La théorie du grain de sable (2013, édition augmentée d'un article de 13 pages sur la maison Autrique). La particularité de cette édition en 2 volumes est de se présenter en format à l'italienne (orientation paysage), ce qui offre un format de reprographie plus grand pour les planches.

La génération spontanée de pierre (pesant toutes 6.793 grammes) continue de s'accélérer dans l'appartement de Constant Abeels qui n'arrive plus à les évacuer assez rapidement. Il est obligé de les jeter par la fenêtre. La génération spontanée de sable dans l'appartement Kristin Antipova continue de s'accélérer, le sable coulant à gros jet par les fenêtres, pour s'écouler dans la rue où il a commencé à former des dunes. Des sons étranges se font entendra dans la maison Autrique, dissuadant d'éventuels acheteurs d'en faire l'acquisition. le conseil municipal refuse de donner suite aux propositions de Mary von Rathen : bâtir un mur autour du quartier contaminé pour contenir les phénomènes surnaturels. Maurice devient de plus en plus léger.

Dans cette deuxième époque, François Schuiten continue de jouer avec le noir qui mange les décors et parfois les personnages. Loin de constituer un raccourci pour gagner du temps dans la réalisation des dessins, il s'agit d'un mode de représentation qui lui permet de rendre ses dessins plus expressifs. Ces ombres qui gagnent du terrain rendent la cité de Brüsel plus obscure, plus étrangère, plus inquiétante. Tout se passe comme ci les événements surnaturels rendaient la réalité moins compréhensible, plus arbitraire, plus difficile à discerner. Les ombres mangent également tout ou partie de la silhouette de certains des personnages. Ainsi Mary von Rathen n'est plus qu'une silhouette noire à contrejour, dans la salle de réunion du conseil municipal. Elle est devenue totalement insondable pour les conseillers.

Schuiten utilise également ces aplats de noir pour obscurcir une partie du visage et de la silhouette des 2 représentants du Boulachistan. Il figure ainsi le mystère de ces 2 étrangers. Leur appartenance à une race différente les rend inaccessibles et incompréhensible. Peeters et Schuiten jouent sur leur taille imposante, sur leurs moeurs respectables mais incompréhensibles, sur la possibilité qu'ils détiennent la clef du mystère. Schuiten les pare de superbes manteaux, d'une barbe leur mangeant une partie du visage, d'un turban. Ils sont une présence massive et élégante, tout en restant une énigme indéchiffrable.

Cet album est à nouveau l'occasion d'admirer les dessins de bâtiments réalisés par François Schuiten. Ce séjour dans Brüsel est pour lui l'occasion dessiner le vieux Bruxelles, ses façades et ses toits. L'état de Maurice invite à survoler la ville et à en admirer ses tuiles, et quelques enfilades de façades. Il y a bien sûr plusieurs scènes se déroulant dans la Maison Autrique, ce qui permet d'en admirer l'escalier, le dallage, les boiseries. le récit comprenant un voyage vers le Boulachistan, le lecteur peut apprécier le goût de Schuiten pour les moyens de transports (train, bateau), ainsi que le retour de belles formes noires pour figurer les ondulations des dunes, et les ruines d'une tour.

Il est tentant de considérer cette montée dans une tour, comme le pendant du voyage de Giovanni Battista dans La tour, à la recherche d'un sens à la réalité, d'une vérité absolue, d'une révélation ésotérique. Peeters préfère une réaffirmation de l'importance de l'imaginaire dans les récits, pour ré-enchanter le monde.

La lecture réserve la découverte d'autres thématiques, ainsi que d'éléments récurrents finissant par acquérir une dimension symbolique. Étrangement, Peeters développe une vision politique assez conservatrice. En regroupant les informations relatives au Boulachistan et les réactions des protagonistes, il apparaît une image paradoxale. D'un côté les frères Mortiza déclarent que "personne ne connaît le Boulachistan " et que "le Boulachistan n'a besoin de personne". Cela évoque une volonté de repli sur soi, de communautarisme, renforcée par l'attitude von Rathen et Abeels persuadés qu'il n'est pas possible d'établir une passerelle vers cette culture. Plusieurs éléments du récit renforcent cette idée : le sable au coeur de Brüsel crée des dunes que la cité ne peut pas assimiler, les dérèglements introduits par le bijou Nawaby sont incompatibles avec la rationalité de la civilisation occidentale. Plus tendancieux encore, l'intrigue établit que la tribu Bugti est en guerre contre la tribu Moktar, une guerre de territoire, entre 2 cultures guerrières. Il y a comme une forme de condescendance coloniale envers ces indigènes.

D'un autre côté, Peeters développe le thème de l'interdépendance entre les tous les êtres vivants de la planète. La guerre entre Moktar et Bugti n'est possible que grâce aux armes vendues par Brüsel. Les dérèglements se produisant à Brüsel sont les conséquences directes de cette guerre tribale. Enfin, Constant Abeels décide d'étudier la civilisation Bugti, il devient un étranger faisant la démarche de comprendre d'autres étrangers. Par ces éléments, Peeters joue à la fois sur le stéréotype du sauvage à la civilisation inférieure à celle de l'occident, mais aussi sur des savoirs d'une autre nature maîtrisés par les Bugti, sur le nombre de points d'interconnexion limité qui peut exister entre 2 cultures (le commerce), mais aussi sur l'impérieuse nécessité d'apprendre à coexister (les actes des uns ayant des conséquences sur la vie des autres, quelle que soit la distance qui les sépare).

Ce rapport à l'étranger (ou plus simplement à l'autre) constitue le thème principal et le plus visible. Schuiten et Peeters intègrent d'autres thèmes plus discrets. À plusieurs reprises, un personnage s'inquiète du passage des éboueurs, les pierres sont autant de déchets à évacuer, ainsi que le sable. Il y a là une production de matière non désirée, sans utilisation possible. Cet aspect n'est pas développé mais plus avant, mais la notion de déchets est assez répétée pour qu'elle forme un motif symbolique dans le récit.

De la même manière, plusieurs personnages subissent l'intrusion d'éléments dans leur foyer, leur chez-soi. Il y a bien sûr le sable, les pierres et les phénomènes étranges dans la maison Autrique. Il y a également cette situation étrange où Elsa Autrique subit la présence dominante des 2 frères Mortiza chez elle, générant un trouble ineffable chez elle et le lecteur. Elle subit à nouveau une intrusion dans son intimité domestique lors de l'irruption de Mary von Rathen qui pénètre chez elle par la persuasion. Ces événements amènent à considérer avec plus d'attention la manière dont les personnages s'approprient les lieux pour en faire leur foyer, en particulier Maurice s'installant dans une mansarde.

Il est également possible de détecter la réémergences discrète des thèmes récurrents dans le cycle des Cités Obscures. Il y a bien sûr l'importance de l'imaginaire, la nécessité de raconter la réalité sous forme de narration pour la rendre intelligible, la source d'inspiration du créateur (cette fois ci, ce n'est pas une femme, mais le Nawabi, un bijou). Toujours discrète, l'autodérision reste présente (en particulier l'image de Maurice se retenant à l'aile d'une statue pour ne pas être emporté plus loin).

Sous les apparences d'un récit d'aventures à la résolution sibylline, François Schuiten et Benoît Peeters invitent à nouveau le lecteur dans un récit ambitieux, à la forme différente de ceux qui l'ont précédé dans le cycle, au coeur de déambulations toujours aussi propices à la contemplation à la réflexion. Dans ce récit labyrinthique (il y a en a même un à la fin, de labyrinthe), le lecteur s'interroge avec les personnages sur sa capacité à comprendre le réel, à l'interpréter, à influer dessus, à établir un rapport avec autrui, à la consistance de ce rapport et à sa nécessité inéluctable. Une seule certitude le tome suivant sera différent : Souvenirs de l'éternel présent (2009).
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