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Critique de Woland


ISBN : inconnu pour la nouvelle elle-même mais 9782859408558 pour "Oeuvres", chez Libretto, dont ce texte est tiré

Il est des écrivains qu'on a la chance de découvrir tôt, d'autres dont nous ne parvenons à saisir ni l'univers, ni le style avant que nous n'ayons nous-mêmes atteint un certain âge - et enfin il y a les écrivains que l'on rencontre quand on ne l'espérait plus, et qui viennent à vous, le sourire aux lèvres, tout heureux de vous faire respirer à nouveau cette bouffée d'air frais jaillie de votre jeunesse et de vous faire éprouver encore une fois ce frisson d'excitation dont vous croyiez qu'il vous était devenu inaccessible. Pour moi, j'ai l'infini plaisir de vous certifier que Marcel Schwob - que Colette félicitait pour son "Livre de Monelle" - est de ceux-là. Romancier à qui la postérité ne paraît pas avoir rendu justice, il est aussi (et probablement avant tout) un très, très grand nouvelliste.

Un nouvelliste multiformes si l'on ose écrire puisque, s'il est capable de rédiger des contes fantastiques superbement troussés, il est aussi au rendez-vous lorsqu'il s'agit de se moquer de certaines pratiques spirites et même des squelettes qui viennent s'asseoir dans sa chambre, une nuit qu'il a un peu trop bu. Mais, bien évidemment, il a également écrit des nouvelles sur bien d'autres thèmes dont, par exemple, le saisissant, l'écrasant "Les Sans-Gueule", sur les horreurs de la guerre et les situations parfois exceptionnelles qu'elle crée chez les civils.

Accessoirement, Marcel Schwob fut aussi l'amant, puis l'époux de la grande comédienne Marguerite Moreno. Fin de la rubrique privée et mondaine et venons-en à son "Homme Voilé", nouvelle souvent citée dans les anthologies fantastiques ou policières, ou encore - ce qui se rapprocherait à mon sens un peu plus de la nature de ce texte - dans les recueils d'histoires insolites si chers à Jacques Papy.

Dominé par l'ambiguïté la plus absolue, ce texte déroule les mystères de son action dans un compartiment de première, dans un train dont on ne sait trop ni d'où il vient, ni où il va, mais qui s'apprête, on en est sûr, à rouler de nuit. Est-elle déjà tombée ou pas, cette fameuse nuit, lorsque le narrateur grimpe dans son wagon, on l'ignore. Mais on peut le penser puisque, lorsque le narrateur pénètre dans son compartiment, l'un des deux voyageurs qui l'y ont précédé est déjà couché. de cet homme, on ne voit que la couverture, mouchetée comme la fourrure d'un léopard, qui le recouvre quasi intégralement et la blancheur, engrisaillée par la pénombre, du bonnet ou du petit calot qu'il a sur le crâne. Il est tourné de telle façon qu'il est impossible d'en distinguer plus.

L'autre voyageur, lui, est encore éveillé. C'est, selon toute évidence, un homme tranquille et d'honorable condition qui, très vite, s'apprête lui aussi pour la nuit. Il s'étend donc sur sa couchette après avoir soigneusement préparé son oreiller, s'étend pour sa part sur le dos, et joint paisiblement les mains avant de fermer les yeux et de tomber, semble-t-il, presque immédiatement dans les bras de Morphée.

Notre narrateur, lui, est moins disposé au repos. Il a commencé, ce qui est normal, par examiner ses deux compagnons de route avant de regarder le paysage prendre de la vitesse à travers les vitres du train désormais lancé, d'observer un peu à droite, un peu à gauche et, enfin, de laisser vagabonder son imagination. le voyageur recouvert de la couverture léopard lui a causé une impression bizarre. Aussi cet esprit porté peut-être naturellement à l'inquiétude, est-il bien loin de se sentir rassuré quand, à peine son vis-à-vis endormi, l'autre voyageur, qu'il croyait pourtant profondément enserré dans les liens du sommeil, se lève en douceur et tire le petit rideau à ressort pour recouvrir la lampe. Tout cela dans le plus grand silence et avant de se recoucher, toujours dos à notre héros. Celui-ci - comme le lecteur - s'attendait à avoir en cette occasion une petite idée des traits exacts de son visage. Mais tout ce que peut nous en confier le narrateur, c'est que l'homme qui vient de tirer le rideau sur la lampe bleue porte un voile ou un masque couleur chair.

Rien de plus.

La description a de quoi étonner, et même largement. On sait le narrateur très observateur et, même en tenant compte de la pénombre, il eût dû pouvoir nous brosser un portrait un peu plus précis de son compagnon. Quoi qu'il en soit, cette vision, si brève qu'elle ait été, le renforce dans une ronde d'idées que dominent l'angoisse et le macabre. Il songe entre autres à un certain Jud, qui s'était fait une spécialité d'égorger les passagers des premières classes ferroviaires, pendant la nuit bien entendu. Appréhendé, Jud a été condamné non à mort mais à une lourde peine de prison : le problème, c'est qu'il s'est arrangé pour s'évader et que, depuis lors, il n'a plus fait parler de lui. Et il s'avère que les traits de Jud - inventés par le narrateur ou qu'il a aperçus à la une des journaux, on n'en sait rien - se sont en tout cas imprimés très nettement dans sa mémoire : un visage osseux, presque hâve, une barbichette sale, enfin, rien de bien agréable.

Et l'histoire de Jud, entraînant une ribambelle de pensées du même ordre, ne cesse d'enserrer le crâne du narrateur. Cette nature impressionnable redoute le pire et est même tentée de se jeter sur son innocent vis-à-vis pour lui faire part de ses craintes ... de ses craintes que le dormeur à la couverture qui imite si bien la fourrure d'un léopard n'en veuille à leur vie à tous les deux mais plus particulièrement à celle du voyageur endormi. Heureusement, la raison reprend vite le dessus : comment expliquer ce qui n'est, somme toute, qu'une idée folle - au mieux une intuition ? Pourquoi prévenir le contrôleur ? Pourquoi, si l'on va jusqu'au bout du raisonnement, tirer le signal d'alarme ? ...

Peu à peu, le narrateur se calme donc. Plus précisément, le calme, un calme bienvenu mais inquiétant à sa manière car il apparaît comme suggéré et aussi peu naturel que, quelques minutes plus tôt, l'anxiété qui le secouait tout entier, s'empare de tout son être et, à son tour, il s'installe pour la nuit. On est en droit de penser que, après de telles alarmes, son oeil restera vigilant mais ce n'est pas tout-à-fait cela qu'il se passe : le regard du narrateur guette, certes, mais c'est un regard morne, comme pétrifié, et qui, de toutes façons, on le sait déjà, ne réagira désormais à aucun spectacle, à aucun acte, à aucune parole.

La "chute" imaginée par Schwob, une chute digne de l'ambiance étrange et cauchemardesque de l'ensemble, laisse le lecteur sur une impression non pas de frustration mais d'ambiguité. Telle quelle cependant, elle nous satisfait, on ne la voudrait pas différente. le narrateur était-il dans le vrai ou ne l'était-il pas ? le problème, justement, c'est qu'on est rien moins que sûr de la nature exacte de cette vérité. Et c'est en cela que réside la force du récit, ainsi que sa capacité sinueuse à s'imprimer dans notre propre mémoire avec autant de précision que les traits de Jud l'Assassin dans celle du narrateur ...

Ajoutez à cela un style incomparable, précis, raffiné et infiniment fluide, une merveille à lire mais aussi à dire, une véritable perfection au niveau de la langue française qui contribuent à faire de Marcel Schwob l'un de ces auteurs que vous ignoriez peut-être jusqu'à ce jour mais qu'il convient à tout prix de célébrer et de faire connaître. Un maître de notre langue - et, sans vouloir m'avancer un peu trop, croyez bien que je sais repérer cette élégance innée, cette aisance incomparable à laquelle peut aboutir la langue de Molière lorsqu'elle est maniée avec amour, fidélité et respect. Et merci à vous, Monsieur Schwob ! ;o)
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