La variété des formes et des couleurs me surprenait toujours : la blancheur d’une fleur pareille à notre rose sauvage, le rose vif des chardons ou le jaune brillant du chasse-diable. Je savourais ce moment unique où la nature me faisait oublier notre dure réalité.
Pourquoi vivre si j’avais perdu ma seule raison d’être ? Pourquoi continuer cette existence de souffrance qui n’était pas prête de s’achever ? Marie avait ses enfants à protéger, mais moi qu’avais-je ? Rien. Personne à aimer. Personne qui m’aime. J’étais seule sur ce rocher stérile.
La joie du matin s’était totalement évanouie et avait fait place à la peur. Une peur qui naissait au creux de nos viscères, puis remontait pour resserrer nos poumons et finissait tel un ?
Il connaissait bien, et les gradés aussi, l’importance d’une bonne hygiène pour combattre le typhus. Cette sale maladie tuait plus d’hommes que les champs de bataille et elle avait eu raison de mon pauvre Armand. Mais les soldats étaient pressés de partir à la découverte de l’île à la recherche d’eau et de quelque chose à manger. Je m’exécutai immédiatement. Cependant en m’approchant du rivage, cette nuée de corps dénudés me fit rougir et reculer instinctivement. J’en avais pourtant vu des hommes dans toute leur splendeur et déshabillé plus d’un. Mais là, c’était différent. En longeant les rochers pendant plus d’un quart d’heure, un endroit retiré me permit enfin d’accéder à la mer, seule. J’enlevai ma veste, mes chaussures, mes guêtres, ma jupe et la ceinture qui la maintenait en place, car moi qui avais toujours été un peu ronde, je flottais désormais dans ma tenue. Par peur d’être surprise par un groupe de soldats, je n’osai me dévêtir complètement et gardai sur moi cette infecte longue chemise en lin, si empesée, si grise et si puante de saleté.
Un joli plant de pivoines roses tout en fleurs m’attendait. J’en ramassai délicatement trois ou quatre qui m’embaumèrent de leur douce senteur de cannelle. Aussi excitée que si j’avais trouvé une pièce d’or, je courus les remettre à mon amie. À leur vue, Marie fondit en larmes. Si la guerre nous avait aseptisé le cœur à tous, le nouvel état de cette dernière lui avait rendu ses émotions. Elle resta là, un long moment à les admirer, rapprochant de temps en temps son visage de leurs étamines jaunes et respirant profondément en souriant.