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Critique de Kirzy


Le bosniaque Faruk Šehić, né en 1970, est la figure de proue de la « génération écrasée » marquée par les guerres liées à la désintégration de l'Etat yougoslave. Il a fait la guerre de Bosnie-Herzégovine ( 1992-1995 ) durant ses trois ans, forces serbes contre forces bosniaques, avec le massacre de Srbrenica en point d'orgue.

Son personnage narrateur est clairement son double. En général, les vétérans qui passent à l'écriture pour conter leur vécu de soldat privilégient une forme inspirée du reportage avec une attention porté au factuel. Ici, c'est presque l'inverse tellement cet étonnant roman est bien plus qu'un récit de guerre.
Il faut dire que la porte d'entrée est surprenante : une séance d'hypnose par un fakir de foire fait ressurgir les souvenirs du narrateur enfouis au revers de sa mémoire. Ce dernier prévient d'emblée le lecteur : il a tué, plusieurs fois, sans plaisir mais avec un sentiment de toute puissance, presque une addiction, comme bien d'autres soldats.

« Je suis un et nous sommes des milliers. Incassable et cassés. »

Cet homme cherche à recoller les morceaux de sa vie. Il y parvient parfois, un temps, puis tout se désagrège à nouveau. le Livre de l'Una se lit comme un long poème en prose, se déplaçant entre des scènes idylliques de l'enfance dans la maison de ses grands-parents au bord de la rivière Una, récits flash d'atrocités de guerre et paysages chamboulés de l'après-guerre.

C'est incroyable comme l'auteur donne au temps épaisseur et texture en une fusion des différentes strates temporelles dans un ordonnancement non chronologique totalement aléatoire qui fait de sauts dans le passé lointain de la Seconde guerre mondiale ( avec le camp de concentration de Jasenovac créé sous la dictature des Oustachis ) avant de revenir dans le présent de villes portant encore les stigmates de la guerre de Bosnie. Chaque chapitre se montre attentif à la façon dont le passé continue de façonner le présent.

Comment guérir de son passé ? Par la douce nostalgie qui se dégage des superbes séances sur l'enfance semble combattre la perte de l'innocence tant la présence persistance et lumineuse de la rivière Una porte le récit. Comme un exutoire, une thérapie qui convoque la magie d'avoir été un enfant, d'avoir pêché brochets, barbeaux à moustache et rotengles avec des vers rouges, d'avoir construit son imaginaire au contact de la nature et d'y avoir appris la liberté.

Comment guérir de son passé ? En convoquant des objets reliques protectrices du passé comme un vieux magnétophone Toshiba :

« C'est à cause de ce magnétophone et de beaucoup d'objets perdus, à cause des émotions perdues, du souvenir de l'ombre d'un jour dans l'obscurité lointaine à dix mille nuits d'ici, que j'ai commencé à construire ma bibliothèque alexandrine. C'est le devoir d'un archiviste de la mélancolie. Quand j'emmagasine un objet dans la bibliothèque, elle cesse automatiquement le travail. Mon passé se remplit, le vide du monde se réduit. La bibliothèque disparaît mystérieusement à sa guise et je peux être alors un archiviste à peu près comblé de mon passé. »

Comment guérir de son passé ? En transformant le souvenir en paroles, sans avoir peur de s'y confronter, seul moyen de se libérer du labyrinthe du chagrin et de la honte.

« C'est pourquoi j'ai commencé à croire dans les mots. Ce sont des objets qui ne peuvent être détruits. Tu les effaces, ils sont de nouveau là. Ils flottent devant tes yeux et refusent de quitter la première ligne. Mets-y le feu, ils brûleront dans ta mémoire avec encore plus d'ardeur, et aucun nettoyeur de mémoire tel que l'alcool ou les narcotiques ne pourra t'en libérer. Les mots sont au-dessus de l'anéantissement. Tu les effaces, les revoilà aussitôt sur le bout de ta langue. »

Une lecture puissante portée par une écriture poétique et lyrique qui enveloppe le lecteur dans les tourments de cet être fracassé par la guerre.

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