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Critique de AgatheDumaurier


Alerte livre remarquable et peu connu !
Un sujet qui obsède notre temps : la barbarie nazie ; un angle assez peu connu : l'euthanasie des êtres "dégénérés", celle des enfants et des adolescents. Un thème tabou qui traverse la fin du XIXème siècle et le XXème siècle, voire le XXIème dans toute l'Europe : l'eugénisme. Thème qui fait écho à un autre excellent roman, mais moins abouti il me semble : la Salle de Bal, d'Anna Hope. Si les pays européens, en particulier l'Angleterre, la France et l'Allemagne, et sans doute d'autres, ont poussé très loin la théorie eugéniste, voire l'enfermement des personnes jugées inaptes à la vie sociale, seuls les nazis, je pense, ont été jusqu'à l'euthanasie programmée des sujets "dégénérés".
Programmée...C'est là l'excellence du roman. On ne sait pas, on ne sait rien. On est dans plusieurs têtes : d'abord, des adolescents issus de milieu très défavorisés et entrés plus ou moins en délinquance. Ils se retrouvent au Neuhof, un hôpital de Vienne devenu un centre pédiatrique pour les enfants et adolescents handicapés mentaux, du léger au très lourd, et les adolescents associaux, à rééduquer. Les docteurs, psychiatres, doivent évaluer s'ils sont insérables dans la nouvelle société du reich. Sinon, c'est soit le camp de travail, soit le service handicapés mentaux...Ces jeunes, qu'aujourd'hui on qualifierait pour certains de violents, pour d'autres d'enfants traumatisés issus d'un milieu très difficile, nous apparaissent complètement dénués, soumis à des tortures psychologiques qui ne font que les enfoncer plus profondément dans leurs problèmes. Ils ne comprennent rien à ce qui leur arrive, ils dérivent, s'enfoncent dans leurs névroses, et le lecteur avec eux est perdu : que veut-on d'eux ? Pourquoi sont-ils là ? Un double discours constamment pervers leur explique qu'on doit les soigner, tandis qu'on les empêche constamment d'avancer...L'écriture qui permet une telle subtilité est remarquable. C'est un livre sur des adolescents à problème où aucune de leurs problématiques classiques n'est traitées (quête identitaire, soif de liberté, affirmation de soi etc...), car ils n'existent plus, ils ne sont plus rien, ils sont des choses à casser, des détritus.
On est aussi dans la tête de plusieurs infirmières travaillant au Neuhof, dont celles du bâtiment 15, où l'on place les enfants au stade terminal...Là aussi, rien n'est très clair pour la lectrice : que se passe-t-il exactement ? Quels sont les ordres ? D'où viennent-ils ? le chef de service autrichien est renvoyé puis remplacé par un homme de Berlin, pourquoi ? C'est que l'écriture prodigieuse réussit à mimer le déni dans l'esprit de l'infirmière. Elle refuse de se dire, et donc de nous dire, ce qu'elle fait. Elle travaille avec les enfants, elle soulage la douleur, elle fait une injection très forte de morphine...Elle obéit aux ordres...Lesquels exactement ? Comme pour la solution finale, rien n'est écrit clairement, toutes les "ressources humaines" sont les rouages volontairement aveugles d'une machine infernale, et elles se mentent à eux-mêmes. Car elles aussi ne sont plus que des objets dont on a confisqué facilement (c'est ça qui est si effrayant) la pensée et le sens moral.
La fin du livre, la fin de la guerre, apportent des précisions. On y voit plus clair au fur et à mesure que certains tentent de comprendre. Mais de là à ce que justice soit faite...
Tout est fondé sur l'histoire vraie du Neuhof, de ses vrais "doktors", de ses vraies "schwester" et de vrais patients, dont un miraculé, Friedrich Zawrel (1929-2015), alias Adrian Ziegler dans le livre, qui témoigna longuement de son calvaire lorsqu'on lui permis enfin d'ouvrir la bouche (vers les années 1990...!!!)
Un livre essentiel, d'une qualité magnifique, subtile et barbare, qui rend à la perversité ultime tout son aspect rampant, tous ses masques de fausse humanité, tout son discours mensonger, double, désorientant, prenant au piège les faibles et les presque forts, un livre qui provoque l'effroi, la terreur, la pitié, et qui nous dit que le mot "euthanasie" doit être manié par des esprits absolument purs et absolument sages.
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