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Critique de Woland


Woland
26 décembre 2015
Le "Testament Donadieu" est jusqu'ici le seul roman de Simenon qui ne soit étiqueté "Tome I" ou "II" et que j'ai lu directement sans faire l'arrêt d'usage devant un autre titre, qu'il fût de l'écrivain liégeois ou non. Tout cela en raison de l'intensité extraordinaire du précédent roman "dur", ce "Quarante-Cinq Degrés A L'Ombre" dont le héros, le Dr Donadieu, n'est qu'une version définitivement adulte de l'un des protagonistes du "Testament ...", Oscar, surnommé "Kiki" par toute la famille. Dans "Le Testament ...", il n'a guère que quinze ans au début et vingt-et-un à la fin et rêve déjà de s'embarquer pour parcourir les océans. Il faut bien avouer que, à considérer le triste spectacle que lui a jusqu'ici donné sa famille, le lecteur comprend très vite ce désir éperdu de s'enfuir là où il n'y a pas de Donadieu.

La famille est l'une des plus riches de Bordeaux. Elle a pignon sur rue presque depuis le grand-père mais c'est Oscar, le fils unique et choyé, qui a achevé de la consolider. Les "Pêcheries Donadieu", les "Boulets (de charbon) Donadieu", entre autres, c'est lui. Ses affaires prospèrent et tout roule. Question génération aussi car il a eu plusieurs enfants. L'aîné, Michel, personnage d'une veulerie rare et que, comme la pressentant, son père a refusé qu'il portât le digne prénom d'"Oscar", n'en dirige pas moins l'une des principales sections de la vaste entreprise familiale. Marthe, la cadette, qui a la tête solidement ancrée sur les épaules, et qui a épousé un homme de la même trempe, Olsen, lequel a tout naturellement trouvé sa place dans la famille. Martine, la benjamine, qui nous paraît tout d'abord comme une jeune fille sans grande personnalité mais qui, à la fin, nous prouvera qu'elle est bien, elle aussi, la digne fille de son père défunt, et enfin celui qui hérité du prénom, Oscar, adolescent de quinze ans boutonneux et mal dans sa peau, de santé fragile, aux tendances peut-être un peu homosexuelles (voir ses rapports avec le jeune précepteur qu'on finit par lui donner au deuxième tiers du livre, Edmond) et qui ne rêve que de s'en aller par mers et océans.

C'est au début, qu'Oscar Donadieu Père disparaît, un jeudi soir, pour ne reparaître, à l'état de cadavre, dans l'un des bassins du port, que la semaine suivante. Aucune violence observée : il reste entendu que, dans les ténèbres de pluie et de vent, il aurait perdu l'équilibre et glissé. Et cela restera la version officielle jusqu'au bout.

Pourtant, comme toujours d'ailleurs lorsqu'un notable de ce genre trouve une mort sinon mystérieuse, en tous cas marquée au coin de l'insolite, les survivants n'en pensent pas moins. Martine, la propre fille de Donadieu, qui est amoureuse folle de Philippe Dargenz, un jeune homme bien élevé et séduisant mais que la mauvaise gestion de la fortune familiale force à repartir de tout en bas s'il veut se faire une place dans la vie, est elle-même persuadée que son amant est responsable de ce décès. Pourquoi ?

Parce que voici la famille Donadieu décapitée et un empire à reprendre - et que Philippe est un redoutable, mais là très redoutable ambitieux qui ne s'est jamais remis de la faillite de son père.. le plus riche empire portuaire de la ville après celui des Vallin - et encore, après, avant, c'est une question de nuances et de balances des comptes selon l'année civile écoulée ... Certes, au début, Mme Donadieu Mère, la veuve et amie d'enfance de Frédéric Dargenz, le père de Philippe, s'amuse un peu à vouloir diriger la boîte. "S'amuser" parce que, toute sa vie durant, Oscar Donadieu l'a écrasée et confinée au rôle de génitrice et de maîtresse de maison alors que cette femme, beaucoup plus intelligente et fine qu'on ne le croit, aurait pu lui rendre de grands services. Mais l'usage était ainsi à l'époque : les épouses des grands notables ne travaillaient pas et surtout pas chez leur mari.

Puis, de mentalité plus libre mais aussi, il faut bien le dire, moins retorse que son époux, elle se laisse prendre au charme de Philippe qui, lentement mais sûrement, finit tout naturellement par l'appeler "Maman." Martine en effet est enceinte et les convenances doivent être respectées. Quant à Philippe ...

Même si l'on ne parviendra pas à prouver sa responsabilité dans le décès de Donadieu Père, on ne peut nier que ce Philippe Dargenz, qui a le physique parfait d'un acteur de cinéma, joue bel et bien au moins triple jeu. Il lui est facile de brosser Michel Donadieu, très porté sur les femmes et toujours pris entre deux avortements ou deux pensions à payer, dans le sens du poil : un peu d'argent, l'une de ces merveilleuses machinations que Philippe abrite dans sa tête et hop ! le problème de Michel est escamoté. D'une façon ou d'une autre.. le beau-frère Olsen, lui, pourvu que l'affaire prospère et qu'on l'y maintienne à sa Direction des Pêcheries, se contrefout de qui détient le pouvoir: ce qui l'intéresse, c'est le rendement et le travail sérieux. Marthe, elle, est nettement plus méfiante mais elle n'est pas de ces gens qui ignorent où se trouve leur intérêt. Dans leur cas, le troc consiste en : "Nous fermons les yeux, tu épouses Martine et tu mènes la grande vie à Paris tandis que nous, nous régnons sans partage sur Bordeaux."

Martine ... Martine tantôt entretient, tantôt efface de sa mémoire, en espérant que ce sera pour toujours, les pires soupçons que continue à lui engendrer la nuit du décès de son père, nuit d'orage et d'éclairs ... Mais de toutes façons, une épouse peut-elle témoigner contre son époux et en aurait-elle d'ailleurs la volonté ? ... Quant à Kiki, quinze ans, il n'y comprend pas grand chose. Les liens qui le rattachent à la dernière de ses soeurs présenteront pour certains quelque chose de semi-incestueux mais ce qui le domine, lui, et depuis longtemps, ce à quoi il est prêt à tout sacrifier, ce n'est pas la redéfinition exacte de la mort de son père, qui ne l'appréciait guère, soit-dit en passant, le considérant comme un doux rêveur à la pauvre santé, mais la soif de dire adieu et même le mot de Cambronne aux Pêcheries, aux Boulets, à tous les trucs estampillés Donadieu.

De santé fragile dans son enfance - ce qui n'a pas accru l'amour du père pour lui, répétons-le - il a un certain retard dans ses études que, après deux fugues effectuées hors de deux boîtes-à-bachot, la famille décide de résoudre au domicile, avec l'aide d'un précepteur un peu plus âgé que lui, Edmond, jeune homme de bonne famille lui aussi et très cultivé et qui, oh ! miracle ! (il y a parfois, chez les rescapés du clan Donadieu, une sorte d'étonnante candeur) est lui aussi un fou de la mer ! La preuve, il aide Kiki à construire son premier bateau ! Ca, c'est de l'éducation !

Six ans vont passer jusqu'à ce que Kiki, tout étonné de se voir appeler à nouveau - et très respectueusement - "M. Oscar", soit contraint de retrouver sa famille, toujours si écrasante, à l'occasion de la double inhumation de Philippe Dargenz et de son épouse Martine, née Donadieu. Pour faire court, cette dernière, qui ne s'est en fait jamais habituée à ce que son beau mari, si tendre au début, se mette avec ardeur à la chasse au gibier - et aux maîtresses - a décidé de le tuer. Ensuite, elle s'est suicidée et, le premier coup ayant manqué, elle s'est enfoncé le revolver (ou l'automatique, je ne sais plus), dans la bouche.

Le scandale est énorme, tous les comptes sont à refaire (parce que Philippe Dargenz, emporté par cette mentalité de joueur de poker qu'il avait héritée de son père) faisait danser depuis un ou deux ans l'Entreprise sur la corde raide, et avec ça il faut parlementer avec le curé pour que le couple Dargenz puisse reposer côte à côte en terre consacrée, auprès d'un Oscar Donadieu Père probablement furieux.

Le seul petit détail sur lequel le lecteur ayant déjà lu "Quarante-Cinq Degrés A L'Ombre" n'arrive pas à se fixer, c'est l'âge d'Oscar. L'action du roman précédent se passe semble-t-il dans les années trente et le Dr Donadieu aurait alors dans les quarante ans. Même s'il fut un enfant tardif, on n'arrête pas de se demander comment, avec de pareilles dates, il a pu échapper à la guerre 14-18. Georges Simenon, on le sait, clamait haut et fort qu'il ne se relisait jamais. On peut y trouver ici une preuve infaillible.

Ceci posé, "Le Testament Donadieu" est un roman d'une puissance exceptionnelle, où la justesse d'analyse des caractères et le déroulement de l'intrigue, au sein d'une société qui ne respecte que l'argent et la réussite, touche ni plus ni moins au génie. Ce Philippe Largenz prêt à tout pour réussir - voire à tuer - et la toile serrée des Donadieu qui l'entoure, se rétrécissant et se ramollissant en fonction de ses intérêts personnels, sans oublier le personnage tout à fait "à part" de Kiki, futur Dr Donadieu, dont on a pu admirer la profonde humanité dans "Quarante-Cinq Degrés A L'Ombre", tous ont quelque chose d'indiscutablement balzacien.

Quel plus grand compliment peut-on faire à cet ouvrage qu'il ne faut surtout pas manquer de lire dans la fabuleuse et protéiforme saga des romans de Simenon - et en respectant l'ordre imposé par l'auteur : "Quarante-Cinq Degrés à l'Ombre" et "Le Testament ..." Personnellement, je n'en vois pas. Bonne lecture ! Vous n'êtes pas près d'oublier les Donadieu. ;o)
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