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Critique de colimasson


L'Ethique de Spinoza ne m'intéresse pas particulièrement pour la rigueur de ses démonstrations, qui n'est plus à prouver. Sa construction donne l'impression de feuilleter un ouvrage de sciences mathématiques, axiomes, démonstrations, corollaires, scolies et lemmes en furie. Hélas, comme tout ouvrage scientifique, ses limites transparaissent dès lors qu'on remet en question le moindre axiome innocent. Exemple de l'un parmi tant d'autres : « D'une cause déterminée donnée, suit nécessairement un effet, et au contraire, s'il n'y a nulle cause déterminée, il est impossible qu'un effet s'ensuive ». Le même scepticisme a déjà pu nous faire passer de la géométrie euclidienne à d'autres géométries non linéaires et on comprend bien que dans le domaine des sciences, aucune valeur sûre ne peut être affirmée. C'est pour cette raison que je suis passée d'une proposition à une autre avec peut-être un peu plus de légèreté que toute lecture conscience de L'Ethique aurait exigé. Et pourtant… je pense être aussi convaincue que l'exégète le plus minutieux de l'oeuvre de Spinoza.


Le style austère et répétitif de l'écriture peut mettre à distance le lecteur dans un premier temps puis devenir ensuite le meilleur atout de l'Ethique. La répétition a du bon et permet aux concepts de s'inscrire progressivement dans notre esprit, d'autant plus que les phrases sont composées de mots simples. La seule difficulté provient peut-être du déploiement logique des propositions et du niveau d'abstraction qu'elles suggèrent. La décomposition du texte en axiomes, propositions et autres démonstrations peut sembler peu attrayante mais cette forme permet en réalité la concision et débarrasse l'auteur comme le lecteur de toute tentation de laisser s'échapper un fragment de passion.


Et pourtant… Malgré sa volonté d'être un ouvrage purement rationnel, L'Ethique laisse apercevoir l'âme d'un homme si passionné qu'il a cherché à tuer la fougue et l'immodération par la passion de la raison. Ainsi, Spinoza classe les sentiments, les actes et –plus grossièrement- les hommes en deux catégories, selon qu'ils sont dominés par l'une ou par l'autre de ces qualités : la passion/passivité ou l'action/activité. La démonstration est bien sûr extrêmement rigoureuse et je ne prétendrais pas la résumer, car elle constitue l'ouvrage même en tant qu'aucune proposition ne peut être ôtée sans ébranler la totalité de son édifice. Plusieurs concepts nécessitent toutefois d'être évoqués. Ainsi une nouvelle définition de Dieu, envisagé comme le Tout que nous pourrions également appeler Nature (faut-il rappeler que Spinoza a eu le courage de penser ceci au 17e siècle dans un contexte religieux particulièrement féroce ?), un Dieu qui ne serait plus un être désirant formé à notre image mais un Dieu prouvant sa puissance et sa perfection par le seul fait d'être. Aucune meilleure définition pour traduire ce concept n'aurait pu être donnée que la suivante : « Dieu est cause immanente, mais non transitive, de toutes choses » -et on admire encore la concision. Cet être parfait ne manque de rien. Il ne désire donc rien, et n'attend rien de nous. Branle-bas de combat dans le milieu religieux traditionnel : avec ce modèle, les églises ne valent plus rien. Qui de s'indigner : où se dirige-t-on si la morale n'existe plus ? ; qui de s'enthousiasmer : aurait-on enfin découvert la véritable liberté ? C'est en fait ici que la distinction se joue entre deux catégories d'hommes : ceux qui se croient maîtres d'eux-mêmes, et ceux qui se savent soumis à une nécessité qui les dépasse –mais infinie et si parfaite qu'elle ne se remarque pas.


« Les hommes, donc, se trompent en ce qu'ils pensent être libres ; et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. L'idée de leur liberté c'est donc qu'ils ne connaissent aucune cause à leurs actions. »


La liberté n'existe donc pas absolument, si ce n'est en théorie. En pratique, il s'agit seulement de s'en approcher par la vertu –ce qu'on appellerait aussi l'intelligence- et qui consiste à se détacher de ses propres sensations pour analyser les causes de chaque effet de façon rationnelle, selon les propositions avancées par Spinoza. Encore une fois, il s'agit d'être convaincu par son système, et si on ne l'est par la remise en cause (toute rationnelle) de ses axiomes, on peut l'être par l'assentiment instinctif, c'est-à-dire par la passion, ce qui est alors contraire à l'idéologie de Spinoza. Mais peut-être faut-il en passer par là ?


Lire L'Ethique procure une grande joie ou, comme la définit son auteur : « le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection ». On se sent devenir meilleur par une abnégation raisonnée des sentiments –aussi bien des bons que des mauvais- qui, contrairement à la croyance commune, ne serait pas la traduction d'un esprit désenchanté mais au contraire la vision d'un homme perpétuellement en transe, inclus dans le monde jusqu'à sa moindre parcelle insignifiante, ne vivant plus exclusivement pour lui-même mais pour participer à la perfection originelle de l'essence du monde. Cela s'appelle la béatitude, et elle n'est pas une joie car une fois atteinte, elle est la perfection même :


« La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même ; et nous n'en éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c'est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants. »


Pour mieux comprendre cette idée de l'Être absolu, infini et parfait dont nous ne serions que des parties, je me suis représentée le rapport de notre Être avec nos cellules : notre pensée (notre intellect) serait l'essence, notre organisme serait le monde, et les différents constituants de notre organisme (cellules, liquides, os…) seraient les différents constituants du monde (êtres vivants, charpente géographique…). L'analogie fonctionne : notre corps est donné, parfait dans son existence même. A l'intérieur de lui se produisent des mécanismes qui, bien qu'imprévisibles et pouvant se manifester sous des formes différentes, ne sont en réalité jamais libres. On comprend enfin que, la perfection étant donnée dans son origine, elle n'empêche pas la réalisation du mal, qui pourrait être les affections ou maladies par lesquelles l'organisme se laisse envahir. L'analogie a bien sûr ses limites. Avec cet exemple, les maladies peuvent perturber jusqu'à l'intellect, ce qui signifierait que l'essence peut perdre sa perfection -ce que Spinoza n'admet pas. Encore : nos connaissances nous permettent de penser que les maladies ont souvent une origine externe (sauf peut-être dans le cas du cancer), ce qui signifierait que Dieu peut être influé par des causes qui ne dépendent pas de lui –or Dieu est parfait et rien de plus grand ne pourrait le perturber d'une façon ou d'une autre. Mais cette contradiction est peut-être, aussi, une ouverture intéressante de L'Ethique qui permettrait de considérer ce livre génial comme l'explication d'un phénomène imbriqué dans un maillon de matriochkas. Encore, cette explication signifierait que tout est lié et qu'il n'est pas irraisonnable de se sentir alarmé par des évènements qui se produisent même loin de soi –ce qu'on appelle le stress dans l'organisme peut être nommé angoisse dans le monde.


La pensée de L'Ethique provoque beaucoup de joie et rapproche de la vertu spinoziste en tant qu'elle apprend à raisonner, nous apaisant et nous rapprochant de la Béatitude. Toutefois, les moyens pour nous conduire à cet état sont extrêmement paradoxaux et on a parfois l'impression qu'il faut abolir la vie, dans la diversité de son expression et dans le tumulte de ses expériences, pour vivre parfaitement. C'est ce que Nietzsche aussi a remarqué, qui écrit dans Par-delà le bien et le mal :


« […] tous ces ermites par nécessité, qu'ils s'appellent Spinoza ou Giordano Bruno- finissent par devenir, ne fût-ce que dans une mascarade intellectuelle, et peut-être à leur insu, des empoisonneurs raffinés et avides de vengeance. (Qu'on aille donc une fois au fond de l'éthique et de la théologie de Spinoza !) […] »


Il faut se rappeler en effet que Spinoza, à cause d'idées qui ne convenaient ni à son époque, ni à son territoire de résidence, s'est trouvé exclu et rejeté par ses semblables alors qu'il était encore très jeune. En mettant au point un attirail rationnel poussé jusqu'au plus haut niveau, L'Ethique pourrait être pensé comme le moyen utilisé par Spinoza pour lutter contre la haine ressentie à l'égard de ceux qui l'ont rejeté, car la haine est « la tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure ». Ainsi, en construisant un système qui classe les hommes sur différentes échelles de la vertu, et en se faisant de fait, implicitement, l'homme placé sur le plus haut échelon –les autres continuant à patauger dans un marasme sans fond-, Spinoza réussit à transformer sa tristesse en joie par l'usage de la raison, ce qui lui fait écrire qu'il s'agit du plus grand bien.


« Agir par vertu absolument n'est rien d'autre en nous qu'agir, vivre, conserver son être (ces trois mots signifient la même chose) sous la conduite de la Raison, d'après le principe qu'il faut chercher l'utile qui nous est propre. »


Et dans cette oeuvre remplie de joie, Spinoza aurait fini par être conduit par l'Amour, cette « joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure », et qui se traduit par l'existence géniale de son Ethique. Dans un sens, Spinoza n'a pas tort : tout est nécessaire, et ce qui peut nous apparaître immédiatement comme un mal indiscutable (la haine de la majorité de ses semblables pour l'auteur) peut en fait être une possibilité donnée à la vertu de s'exprimer par l'usage de la raison. Quant à la nécessité de la publication de L'Ethique, on ne la recherchera pas, comme on ne recherche plus la nécessité de ce qui est devenu parfait.
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