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Critique de kristolikid


Ce livre était sur une étagère depuis 10 ans et aurait pu y rester encore longtemps. Et puis par hasard, j'ai entendu parlé du "conatus" de Spinoza. J'ai alors décidé d'ouvrir le livre. Etait-ce un libre choix ? C'est une des questions à laquelle la philosophie de Spinoza tente de répondre (bien que sa sagacité ne se soit pas porté sur mon cas particulier).

J'avais l'appréhension de trouver dans Spinoza un parent propos de la scolastique, et le Court traité et le Traité de la réforme de l'entendement ne m'ont d'emblée pas vraiment rassurés. L'auteur pose une cosmologie -dont je n'ai toujours pas d'idée « claire et distincte » comme il dirait- à base de substance, d'attributs et de modes. La substance c'est ce qui produit le monde et le Tout lui-même. C'est Dieu. La substance -ou Dieu donc- a une infinité d'attributs. Un attribut est ce que l'entendement perçoit de la substance comme constituant son essence. Parmi cette infinité d'attributs, il est donné à l'homme d'en connaître deux : l'étendue et la pensée. Pour finir, les objets ou les choses sont les modes. On se résume, Dieu est la substance, l'homme un mode de cette substance, qui possède les attributs de l'étendue et de la pensée.

J'avoue que quand j'en étais là, j'avais plus envie de bâiller que de lire les 1200 pages suivantes. En lisant des choses comme ça : « il en résulte entre autre que Dieu n'a pas d'entendement, il est la pensée », j'ai eu tendance à remplacer le mot Dieu par Chuck Norris, le résultat était plus sympa. Heureusement, Spinoza propose de temps en temps une lecture collaborative : « Tels sont les préjugés que je me suis proposé de signaler ici. S'il en reste encore de même farine, chacun pourra s'en guérir avec un peu de réflexion. »

Dieu est mentionné en permanence. Et je m'étonnais que Spinoza fut traité d'athée. La subversion apparaît doucement quand on considère que Spinoza, en liant la substance et Dieu, fait de Dieu un être qui se confond avec la Nature, le Tout. le mot panthéisme n'est cité qu'une fois dans l'ouvrage, alors que tout me semble s'y apparenter. le panthéisme n'est pas directement synonyme d'athéisme, sauf si l'on considère que ce système refuse à Dieu toute autre puissance que la puissance ordinaire qui s'exerce selon les lois de la nature. Qu'on peut appeler le déterminisme. Et Spinoza en tire lentement toutes les ficelles.

Ainsi, Dieu n'est pas le juge des hommes. Expliquer les actions des hommes par la volonté de Dieu, est selon lui l'asile de l'ignorance. Les lois de la Nature ne contiennent pas de propriété qui indique que les choses doivent se présenter à l'homme sous la forme qui agréé le plus à son imagination. Imputer le bien et le mal à Dieu, c'est adresser un reproche à la nécessité, ce qui est absurde.

Tous les jugements posés sur la qualité des choses ne présentent donc aucune réalité hors de l'homme, et encore moins dans la nature de Dieu. Et, lorsqu'un homme pense en terme de beauté et de laideur, en réalité il définit la nature de la chose selon la manière dont il en est affecté. « La beauté n'est pas tant une qualité de l'objet considéré qu'un effet en celui qui le regarde ». de même, les hommes penseront faute ou mérite du fait qu'ils s'estiment libres, c'est-à-dire en possession de leur propre causalité. Et, en effet, pour Spinoza, les hommes ne sont pas libres. En ce sens qu'ils sont conscients de leurs actions, mais ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés.

Après avoir renversé ces bases, il reformule le sens des concepts et propose une nouvelle vision du monde qui m'a semblé très intéressante et incroyablement moderne.

Une des thèses centrales semble, au premier abord, anodine. Spinoza, en privant les concepts de bien et de mal de toute consistance, les remplace par les concepts de bon et de mauvais, qui selon lui décrivent des phénomènes objectifs dans la nature de tout être. Il les définit comme ceci : « nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être, c'est-dire ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie notre puissance d'agir ». Une idée ou un corps augmente notre puissance d'agir, en ce qu'il s'accorde avec notre esprit ou notre corps (ex: la nourriture, l'amour...). le sentiment correspondant est la joie. Au contraire, on parle de diminution de la puissance d'agir lorsqu'une chose altère notre cohérence interne (ex: le poison, la haine...) et le sentiment qui lui est associé est la tristesse.

Et pour Spinoza ces réalités prennent forme dans la conscience de l'homme par le biais du désir. le désir est le creuset dans lequel cette distinction entre passion joyeuses et passions tristes s'inscrit dans notre nature. le désir est ainsi définit comme le déploiement de la force naturelle au moyen de laquelle l'homme s'efforce de persévérer dans son être. C'est le "conatus" de Spinoza : l'effort fait par toute chose pour persévérer dans son être.

Cependant, l'effet des contraintes extérieures sur l'homme conduit le désir à s'assouvir d'une manière parfois contraire à ce que réclame sa nature. C'est pourquoi Spinoza exhorte l'homme à se libérer des passions tristes au moyen de la raison, pour soutenir l'inclination de sa nature profonde. Agir et penser avec la raison c'est rapprocher l'homme de la vérité de sa nature, de sa perfection.

Ce processus s'opère de la sorte : au départ, l'homme est pétrit d'opinions, d'imaginations; il est ignorant et esclave. Puis la raison le conduit à parfaire son entendement pour le rapprocher de la vérité. Enfin, il peut donner corps à sa puissance d'agir par une connaissance claire et vraie, l'accès à la chose en soi (cf. green vision dans Matrix pour plus de détails). Ainsi écrit-il : « Moins nous sommes indifférents quand nous affirmons ou nions, plus nous sommes libres ». Toute l'entreprise de Spinoza conduit l'homme à libérer son esprit.

Par exemple, lorsqu'une personne agit conformément à la loi morale par crainte (de Dieu, de l'Etat, ...), elle agit par diminution de sa puissance, car la crainte est « la tristesse inconstante née de l'idée d'une chose future ou passée dont l'issue nous paraît douteuse ». Lorsqu'une personne agit pour le bien non par crainte, mais de son plein gré, en accord avec sa raison, elle délivre la vie, elle augmente sa puissance d'agir et devient plus libre. C'est l'opposition entre l'action issue du ressentiment et celle qui affirme. La parenté avec la philosophie de Niezsche est frappante sous ce jour. Cette philosophie riche de beaucoup de vérités à mon sens, semble aussi conserver sa pertinence aux abords d'autres disciplines comme la psychanalyse et la politique.

Je fais court sur les préconisations que Spinoza adresse à partir de cette conception du monde, mais c'est une partie captivante de l'oeuvre.

Il s'exprime notamment sur les régimes politiques qu'il juge les meilleurs : la démocratie ou le régime parlementaire. Cet Etat, en inspirant le respect davantage que la crainte à ses sujets, peut conserver l'autorité et ainsi valider le transfert de leurs droits. C'est pourquoi la Souveraine puissance doit garantir : la liberté de pensée et de culte (« Une autorité politique qui prétend s'exercer jusque dans les esprits est qualifiée de violente » et « Chacun doit conserver, et la liberté de son jugement, et son pouvoir d'interpréter la foi comme il la comprend. »), l'émancipation du peuple, la supériorité de l'Etat sur les religions dans la législation des lois et l'administration de la nation, l'indépendance de la justice au religieux et au pouvoir de l'argent, une religion dont les ministres sont issus de la société civile, l'auto-financement des lieux cultes par les religions, etc.

Toutes ces propositions amènent Spinoza à critiquer en profondeur l'interprétation de Dieu par les religions, notamment en ce que ces dernières aliènent leurs sujets et diminuent de leur puissance. Spinoza attaque principalement la religion juive, qu'il connait pour l'avoir longuement étudiée. Il se donne l'apparence d'épargner les protestants (majoritaires à cette époque en Hollande). En réalité, il fait la chasse à toute superstition, à tout ce qui n'est pas rationnel, et cela n'échappera pas longtemps aux Chrétiens de son époque.

J'ai eu un réel plaisir de lecture à suivre les démonstrations, les nombreux exemples tirés de la Bible et tous les tours de passe-passe que Spinoza utilise pour ramener les religions à un rôle plus humble et dénoncer les forfaitures des théologiens. Ainsi, il se paye le luxe en plein XVIIème (certes dans une Hollande qui est libérale et tolérante comme aucun autre pays européen, mais à une époque où l'inquisition tue) de réfuter les miracles, de mettre en cause la véracité de nombreux récits dans les Ecritures tout en soutenant leur valeur allégorique, de nier la valeur suprême des Ecritures, de refuser que le culte religieux soit nécessaire à Dieu, ou encore de soutenir sa vision déterministe de la nature qui ruine l'autorité de l'Eglise en vertu du principe que ce qui comporte une nécessité s'excuse de soi. Toutes ces pages sont passionnantes et plus d'une fois j'ai été frappé par ce que ces idées avaient d'inactuelles, et de censées dans le monde moderne.

Bien entendu, tout ce qui a été raconté ici déforme peut-être violemment la pensée de Baruch (on est potes maintenant) mais il conviendra à chacun de corriger cela par une lecture plus studieuse.

Si l'on s'intéresse à ce philosophe, L'Éthique et le Tractacus Theologico Politicus me semblent être les deux incontournables. Bref, une excellente surprise et une expérience de lecture truculente que je vais essayer de prolonger silencieusement.
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