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Critique de AMR_La_Pirate


Encore un auteur et un premier roman découvert grâce aux 68 premières Fois !
Ces rêves qu'on piétine se déroule à la fin de la seconde guerre mondiale et se focalise sur Magda Goebbels, la « première dame » du troisième Reich, figure infanticide monstrueuse. Sébastien Spitzer a choisi ce titre puissant et évocateur en pensant à William Butler Yeats, un poète irlandais nationaliste mort en 1939, dont des extraits de poèmes sont cités dans le livre.

Sébastien Spitzer met en oeuvre une forme de polyphonie sur plusieurs niveaux, temporels et géographiques, placée d'emblée dans des postures oppositionnelles : les proches d'Hitler d'un côté et quelques prisonniers rescapés des camps de concentration de l'autre. Tous font face à une débâcle, la défaite pour les puissants, les ultimes représailles pour les déportés. Tous revivent dans le temps présent, aux portes de la mort, les souvenirs du passé. Un troisième point de vue arrive aux deux tiers du récit, celui des sauveurs alliés qui découvrent à la fois les horreurs des nazis et l'infanticide commis dans le bunker.
Les personnages sont superbement travaillés, dans leur psychologie profonde et en même temps stylisés pour insister sur cette période horrible de l'Histoire. Ainsi, les rescapés des camps qui tentent de fuir et de rester en vie stigmatisent chacun à leur manière les horreurs du génocide : vandalisme et destructions des boutiques juives, arrestations et déportations sommaires, raffles, survie envers et contre tout, viols, expérimentations médicales, euthanasie des nouveaux nés à la naissance, travaux forcés… Les nazis véhiculent non seulement une idéologie mais aussi une bonne conscience, face aux agissements d'un parti dont le but avoué était de vaincre la menace russe communiste, sans trop chercher à savoir la réalité du génocide, sauf peut-être à la fin quand il faut en cacher vite et bien les preuves avant l'arrivée des alliés.
Le lien entre les passages consacrés aux fuyards rescapés et aux nazis réfugiés dans le bunker se fait par les poèmes de Yeats, présents dans le bunker et dans les camps et aussi par les lettres que Richard Friedländer écrit à sa fille adoptive, Magda : non datées mais classées chronologiquement, elles ponctuent le récit, lui redonnent de l'humanité, du bon sens, des valeurs citoyennes et familiales, une forme d'universalité dans l'Humain. Aucune des lettres n'est datée, sauf celle de Markus qui annonce justement la mort de Richard Friedländer…

Ce roman est riche d'une intertextualité protéiforme ; la littérature (Yeats, Goethe, Schiller), la musique et les arts appartenant à tous, chacun des personnages, quel que soit son camp ou sa place dans l'Histoire, peut se les approprier à sa mesure… Ainsi le Tod und Verklärung de William Strauss, d'inspiration métaphysique, sublime autant la chute des vaincus du troisième Reich que les parcours des condamnés à mort des camps de concentration et peut être écouté en fond sonore pendant la lecture. Magda Goebbels, pour tuer le temps dans le bunker, lit À l'ouest, rien de nouveau d'Erich Maria Remarque, roman interdit, pacifiste et bouleversant qui dénonce la monstruosité de la première guerre mondiale ; c'est l'occasion pour elle de revivre le souvenir de la mise à sac du cinéma où passait l'adaptation cinématographique du livre, séance à laquelle elle assistait avec un de ses amis, juif…
Ainsi que l'écrit Richard Friedländer dans une de ses lettres, chacun se fonde en passant des heures « à interroger la vie, à balayer la mystique, à gratter les mots, les idées, les grands auteurs ».

La personnalité de Martha Goebbels, telle que mise en lumière par Sébastien Spitzer, interroge. L'auteur insiste beaucoup sur ses jeunes années, sa naissance illégitime, puis le mariage de ses parents ; après son divorce, lorsque sa mère épouse un commerçant juif, ce dernier va l'élever et la chérir comme si elle était sa propre fille et elle va éprouver pour lui un attachement sincère. Cet itinéraire d'enfant gâtée, adulée, parfaitement éduquée, parlant plusieurs langues, qui a eu des camarades juifs, aurait pu déboucher sur une attitude tolérante et ouverte d'esprit.
Même si ses choix de vie semblent marqués par un certain pragmatisme et le goût du luxe et du confort matériel, elle entre au parti nazi plus pour combler une forme d'ennui et occuper ses journées après son divorce que par conviction. Jusque-là, même si elle apparaît sous un jour peu sympathique, elle est encore loin de la folie nazie.
Son mariage avec Goebbels repose sur un jeu de dupes, sur des mensonges, sur un pacte fragile pour lequel elle efface sa vie passée, en quête de position sociale et d'égards ; cette mère de sept enfants, dont six sont avec elle dans ce ventre de béton que représente le bunker est entre temps devenue une égérie, éblouie par le champ des possibles quand on est dans le camp des vainqueurs. Il est intéressant de constater que l'ennui la rattrape dans ses derniers jours qu'elle vit aussi « avec le souffle court de ceux qui sont hantés, effarés de l'intérieur, paniqués de partout ».

En général, j'aime assez me plonger dans des romans historiques bien documentés qui mettent en lumière un pan d'Histoire de manière originale par l'expression de points de vue peu conventionnels et par la confrontation de la sphère privée et de la sphère publique. Certes, la littérature est abondante sur le nazisme et ses horreurs, d'où la nécessité d'aborder les problématiques connues et archi-rebattues d'une manière à la fois originale, didactique et intimiste.
Je suis comblée avec ce roman qui oppose personnages référentiels et personnages de fiction. Aux côtés de Martha Goebbels, Sébastien Spitzer dresse de beaux portraits de femmes : Fela, protectrice jusqu'au bout de la petite Ava, ultime dépositaire des précieuses lettres des déportés, et Lee, la reporter de guerre. Ces femmes sont porteuses d'espoir et de mémoire parce que la vie continue mais qu'il ne faut pas oublier.
Un magnifique roman.
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