Citations sur Le Retoucheur : Confession d'un tueur de sang-froid (9)
Je suis né et j’ai grandi dans un univers masculin, où les femmes n’étaient pratiquement pas admises. Ma mère est morte alors que j’avais tout juste trois mois, et j’avais un an et demi quand ma nourrice, notre voisine d’escalier, abandonna la maison où elle vivait depuis tant d’années pour rejoindre son mari sur son nouveau lieu de travail, et disparaître à jamais avec mon frère de lait dans un trou perdu au milieu de la taïga. Si bien que jusqu’à mes seize ans aucune personne de sexe féminin, excepté les différents médecins successifs de la clinique pour enfants – je n’étais pas de santé fragile, mais aucune maladie infantile ne m’épargnait –
Qui était mon père?
Un monstre, un fou, un être dépourvu de sentiments?
L’essentiel est que l’artiste soit capable d’introduire volontairement du rythme, même quand il est absent de la chose photographiée, ou très faiblement exprimé. Par exemple, quand on travaille en pleine nature, l’élément le plus important, à savoir le ciel, se révèle souvent totalement inexpressif, ce qui, d’un point de vue rythmique, appauvrit l’image. C’est pourquoi, depuis le siècle dernier, le photographe prévoyant garde toujours en réserve une collection de nuages pris séparément, nuages qu’il sait inclure au besoin dans la composition. Ainsi…
“Tout, en ce monde, peut être classé suivant le critère pauvreté-richesse, disait-il. L’art n’échappe pas à la règle. Certaines formes d’art sont pauvres d’un point de vue rythmique, d’autres riches. Là où le temps figure au premier plan, en musique par exemple, ou en poésie, on voit se construire une seule ligne rythmique dominante. En peinture ou en photographie, en revanche, où prime la notion d’espace, il existe une multitude de lignes rythmiques, chacune menant sa propre vie. C’est pourquoi l’art du photographe est plus riche, rythmiquement parlant, que la musique, intrinsèquement linéaire…”
Les enseignantes étaient pour mon père des créatures pour ainsi dire asexuées, des créatures symboles, simples prosopopées des diverses matières à étudier. Il déployait tous ses efforts pour que je ne voie dans ma prof de chimie qu’un assemblage de chaînes hydrocarbonées, dans celle de littérature et de russe, un mélange de modèles de héros romanesques et de déclinaisons, dans celle de mathématiques, un répertoire de formules.
Mon père n’a jamais porté la main sur moi, mais les punitions étaient sévères : il me tenait enfermé à la maison, m’obligeait à laver les planchers plusieurs fois par jour. Ou bien – c’était le plus terrible –contrôlait lui-même mes devoirs, de matière systématique, jusqu’à la dernière ligne. Il m’engageait à travailler correctement à l’école. Je dis bien : correctement, et non davantage.
N’importe quel plat, interprété par lui, depuis l’omelette et la bouillie d’avoine jusqu’aux côtelettes de veau, la soupe de poisson et les pâtisseries, se révélait une œuvre d’art. Rien d’étonnant à ça : la photographie et l’art culinaire ont beaucoup en commun.
Je me dis que la retouche était en réalité davantage qu’un moyen d’éliminer les défauts d’une image photographique. Davantage qu’un simple travail sur épreuve négative ou positive. Et dans mon cas, autre chose qu’une tentative pour modifier ce qui avait donné matière à image. La retouche, c’est un style de vie !
Dans la Russie de Poutine, criminogène et corrompue, où les meurtres politiques et crapuleux sont quotidiens, un tel don et la simplicité de son mode opératoire ne peuvent qu’exciter les convoitises des mafias, polices et services très spéciaux...
Malheureusement pour lui, notre photographe à la mode semble ignorer que, quand la retouche précède l’exécution, le retoucheur n’a plus qu’à s’effacer pour ne pas, à son tour, être rectifié.