La France frénétique de 1830 : Choix de textes

La lune est en ce moment juste au-dessus du promontoire de la Salamandre, en face de ma vitre, et elle ouvre dans la mer son éventail d'argent, comme dans la Captive du grand Victor. Seulement elle est en ce moment laide et jaunasse ; elle a l'air bête avec son front cassé ; et son éventail d'argent ressemble fort à une bave de limace.

J'en demande bien pardon aux Orientales et aux poètes mes nombreux confrères, mais la lune n'est pas forcée d'être belle toujours. Elle n'est pas d'une beauté immobile. Astre changeant, comme toutes les Phoebés possibles, elle est changeante. Elle a ses heures, elle a ses lunes. Ce matin elle n'est pas ce qu'elle fut hier soir, actuellement elle est laide, et je le dis. L'admiration doit être modifiable comme tout autre sentiment. Ces admirations éternelles et fixes pour les cieux et les fanfreluches célestes sont stupides. La lune présentement a l'air d'un plat à barbe, d'un pain à cacheter entamé, d'une vessie, d'une oie, d'une imbécile... Elle bave sur la mer comme un escargot, et j'irais moi, sur la foi du traité, lui pousser des apostrophes et tomber en pamoison. Non, certes ! Et je lui retire ma considération très distinguée avec laquelle j'aurai l'honneur d'être son très humble et très nocturne serviteur lorsqu'elle sera jolie et qu'elle en vaudra la peine.

(Extrait d'une lettre de Petrus Borel)