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Critique de CeCedille


La "Modeste proposition", de la plume du doyen de St-Patrick à Dublin, est publiée en 1729. le texte se présente sous la forme très moderne d'une étude d'impact, appuyée sur des statistiques, des projections, des estimations de nature économiques. Ne manquent plus qu'en annexes courbes et tableaux Excel !
Swift présente "cette oeuvre nécessaire, n'ayant d'autre motif que le bien public ..., que de faire aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches."

L'auteur constate la grande misère des Irlandais, surchargés d'enfants.
Comme le préconisera Malthus, quelques 70 ans plus tard, Swift prétend avoir trouvé le moyen de réduire la population tout en améliorant son ordinaire : "un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l'âge d'un an, un aliment délicieux, très nourrissant et très sain, bouilli, rôti, à l'étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu'il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût."
En préconisant le cannibalisme, Swift blasphème. Il franchit la frontière posée, depuis Christophe Colomb, entre le civilisé et le sauvage, celui qui dévore son semblable, nommé cannibale par le découvreur de l'Amérique, et celui qui se l'interdit au nom de sa religion. le premier est bien fondé à asservir l'autre, qui présente ce stigmate de l'inhumanité. Seul Montaigne ose manifester un certain scepticisme.
Mais Swift va plus loin. Emporté par sa logique productiviste, il rentabilise son projet par tous les moyens : "Ceux qui sont plus économes (et je dois convenir que les temps le demandent) peuvent écorcher le corps ; la peau, artistement préparée, fera d'admirables gants pour les dames, et des bottes d'été pour les beaux messieurs." Seuls quelques nazis oseront ce recyclage monstrueux quelques siècles plus tard.
Au passage Swift stigmatise en une formule radicale l'exploitation, de l'homme par l'homme dénoncée par Marx : " J'accorde que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra très-bien aux propriétaires, qui, puisqu'ils ont déjà dévoré la plupart des pères, paraissent avoir le plus de droits sur les enfants."
Au surplus la proposition pourrait faire cesser les violences conjugales : " Les hommes deviendraient aussi aux petits soins pour leurs femmes en état de grossesse qu'ils le sont aujourd'hui pour leurs juments, leurs vaches et leurs truies prêtes à mettre bas, et ils ne les menaceraient plus ni du poing ni du pied (comme ils en ont trop souvent l'habitude), de peur d'avortement." Elle pourrait doper le commerce extérieur par "l'addition de plusieurs milliers d'animaux à notre exportation de boeuf en baril, la consommation plus abondante de la chair de porc, et un perfectionnement dans la manière de faire de bon lard, dont nous manquons si fort, par suite de la grande destruction des cochons de lait, qui se servent trop souvent sur notre table, et qui ne sont nullement comparables, comme goût et comme magnificence, à un enfant d'un an, gras et d'une belle venue, qui, rôti tout entier, fera une figure considérable à un repas de lord-maire, ou à tout autre festin public."
Sans compter une diminution notable des papistes, trop prolifiques en terre devenue protestante, selon ce pasteur qui dit par ailleurs "n'avoir le moindre intérêt à poursuivre cette oeuvre nécessaire".
La satire et l'ironie du texte sont évidentes. Il pastiche le très sérieux économiste William Petty qui songeait à pastoraliser l'Irlande purgée de ses habitants catholiques, dans une arithmétique politique au accents de purification ethnique. Il moque les Anglais, les Irlandais, et, dans un effet de miroir, le narrateur lui même, avec son assurance naïve et sa fausse modestie.
Le pouvoir disruptif du Doyen est intact. En 1984, Peter O'Toole, acteur irlandais, organise une lecture publique de la Modeste Proposition au Gaiety Theatre de Dublin. de nombreux spectateurs quittent la salle, très choqués. Une chaîne de télévision irlandaise qui retransmet le spectacle met fin à la diffusion après des appels de spectateurs indignés et diffusé des publicités à la place. Peter O'Toole ne peut terminer sa lecture.
Avec son humour "gore", son raisonnement par l'absurde, son goût de la transgression, intacts malgré le temps, les génération de Charlie Hebdo devraient y trouver leur compte, et leurs enseignants exploiter cette mine de caricatures et de blasphèmes, blasons de la liberté d'expression.
Lien : https://diacritiques.blogspo..
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