En apparence, la chose était simple, mais il fallait vraiment se mettre dans la peau du lecteur pour anticiper à quel hameçon il allait mordre. La catégorie “deviner et compléter” contenait aussi des quiz – sur la cuisine mexicaine, sur les fruits exotiques ou sur les marmottes, peu importait.
Dans le temps, on pouvait discuter avec les passagers. Parfois de choses sérieuses, parfois de broutilles, il fallait bien l’admettre, mais au moins il y avait un contact humain, un lien. Et maintenant rien, ils fixaient leurs satanés téléphones comme s’il n’était pas là, comme si le taxi se conduisait tout seul. Ce client-ci ne dérogeait pas à la règle et ne lui avait pas adressé un mot, pour quoi faire ? Il restait là et cajolait son portable comme s’il voulait percer un trou dans l’écran. Pourtant, il avait l’air de ne pas avoir fermé l’œil de la semaine.
Je suis là pour présenter à mes lecteurs des faits à partir desquels ils se forgeront leur propre opinion. Je suis là pour que vous soyez informés de façon fiable… parce que, même s’il est difficile de le remarquer dans la cohue du quotidien, dans l’agitation de la politique querelleuse… nous nous trouvons à un moment clé de l’Histoire. Les nouvelles technologies permettent non seulement la discrétion et l’anonymat, mais aussi une surveillance totale à côté de laquelle 1984 apparaît comme un scénario optimiste.
“On lui a volé ses photos NUES. Qu’est-ce qu’elle en dit ? Vous n’allez pas le croire !!!”, “Un maître chanteur l’a menacée de DÉTRUIRE SA VIE ! En faisant quoi ? Elle ne s’attendait pas à ça…”, “Ceux d’entre vous qui sont venus sur cette page dans l’espoir de voir d’autres photos de nu… Julita Wójcicka, la SEXBOMBE, répond aux amateurs de ses charmes !” Le choix des illustrations ne l’étonna pas non plus : bien entendu, le portrait officiel qui ornait son blog n’apparaissait nulle part – chemise à rayures, collier et boucles d’oreilles en fausses perles –, mais à la place il y avait partout ses clichés nus floutés.
Julita se demandait quoi écrire. Elle avait déjà découvert que ce qui se cliquait le mieux, c’était des articles qui appartenaient à l’une des trois catégories suivantes : “viser, bâcher, détruire”, “incroyable et choquant” ou “deviner et compléter”. Le plus facile, c’était d’écrire des textes de la première catégorie. Il suffisait de prendre un commentaire sulfureux, amusant ou au moins grossier, par exemple d’un politicien sur un autre politicien ou d’un people sur un autre people. Puis on affublait la citation choisie d’une formule toute faite : “X a bâché Y dans son style habituel. Sans pitié !”, “Vous devez lire ça ! X a détruit Y !” ou éventuellement “X répond aux critiques de Y. Il vise juste, comme toujours !”.
Elle n'avait pas la moindre idée de la peine dont ce délit était passible, mais elle supposait que celle-ci n'était pas anodine. Et que la sentence prononcée ne s'accompagnerait pas de sursis.
Quoi qu’il en soit, le texte sur la mort de Buczek générait une tonne de clics, un vrai démarrage en trombe. Le sujet avait été repris par des sites concurrents, tous ces Gala, Viva ! , Potin et Talons aiguilles, mais aussi par Super Express et Fakt, jusqu’à des titres sérieux comme Gazeta Wyborcza, Newsweek ou Polityka. Et même si on précisait rarement ou cette information était apparue pour la première fois, sans parler de mentionner le nom de l’auteure, la conscience que c’était elle, Julita Katarzyna Wojcicka de Zukowo, qui avait mis toute cette machine médiatique en branle la remplissait de fierté. Malgré tout.
– Cinq mille likes, plus de mille partages… dit Piotr en hochant la tête, admiratif. Dis donc, Julita, félicitations. Encore un peu et le Pulitzer te tendra les bras.
Julita sourit et le remercia, bien qu’elle ne sût pas vraiment si Piotr plaisantait avec gentillesse ou s’il se moquait d’elle. Elle avait conscience que son article en soi n’était qu’un condensé de formules toutes faites et d’adjectifs dramatiques. A la fac, on aurait raillé un tel texte… Pire, même sa prof de polonais de l’école primaire, pais à son âme, lui aurait donné un zéro pointé avec un point d’exclamation, voire avec trois… Enfin bref, comme le disait sa rédac-chef Ula Mackowicz, le devoir d’un journaliste, c’est d’écrire des articles que les gens lisent et pas que les gens devraient lire.
Et, à présent, la patronne mettait cette règle en application. Si le peuple voulait M. Pistache, alors il fallait lui donner M. Pistache, vite et en nombre. La rédaction entière reçut la consigne de rédiger des articles à son sujet : les réactions des amis du présentateur, les meilleurs rôles de Buczek, les pires rôles de Buczek, la femme de Buczek, le fils de Buczek, le chien de Buczek et le hamster de Buczek, peu importait, pourvu que ça soit du Buczek. Quelques phrases, une photo et le texte atterrissait sur la colonne latérale du site ou il générait les si précieux clics, la monnaie du journalisme web.
Ne joue pas à Monsieur Parfait, répliquait-elle, toi aussi, tu m’as bernée, et plus d’une fois. Oui, mais à l’époque, personne n’en est mort. Puis le bip, bip, bip d’une communication interrompue. Depuis ce jour-là, il ne décrochait plus son téléphone, ne répondait ni aux mails ni aux SMS. Bien entendu, elle avait suivi son parcours. Rétabli dans ses fonctions. Promu. Interviewé.
Et c’est exactement en cela que consiste le spear phishing. Ce n’est pas une pêche au gros où tu jettes tes filets à la mer au hasard dans l’espoir d’attraper quelque chose, mais au contraire où tu dardes ton harpon avec précision. D’où le mot spear, lance. Quelqu’un a rédigé ce mail précisément pour toi, de façon à t’intriguer assez pour que tu cliques sur la pièce jointe.
Écrire avec sa propre langue, avec des mots de plus de trois syllabes, sans points d’exclamation, sans titres stupides ni le reste de ces accroches dont elle usait d’ordinaire pour appâter les lecteurs.