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Critique de Presence


Il s'agit d'un récit complet semi-autobiographique en 1 tome, avec un scénario de Mary M. Talbot et des illustrations en couleurs de Bryan Talbot (son mari). Mary Talbot est une universitaire spécialisée dans le langage et la communication médiatique, Bryan Talbot est un auteur de comics anglais ayant plusieurs créations à son actif dans une palette de genres très large. Il y a aussi bien de l'espionnage transdimensionnel (The adventures of Luther Arkwright), qu'une uchronie au dix-neuvième siècle (Grandville), une reconstruction d'une adolescente après maltraitance (The Tale of One Bad Rat), ou un récit sans parole (Metronome).

Mary Talbot s'apprête à prendre le train. Alors qu'elle farfouille dans un tiroir pour retrouver sa carte de transport, elle tombe sur une carte avec une photographie d'identité de son père, et une phrase extraite de Finnegans wake de James Joyce lui revient à l'esprit. Une fois installée dans le train, elle lit une biographie de la fille de James Joyce : Lucia Joyce de Carol Loeb Shloss. Une dispute entre 2 enfants dans les sièges à coté lui rappelle ses relations avec ses 4 frères quand elle était enfant. Tout au long du récit, elle va évoquer ses souvenirs alors qu'elle grandit, jusqu'à son engagement avec Bryan, la naissance de son premier enfant et la cérémonie d'enterrement de son père. Elle va en particulier passer en revue l'évolution de sa relation et de ses sentiments vis-à-vis de son père qui était un érudit spécialisé dans l'oeuvre de James Joyce, ayant toujours une citation de l'écrivain aux lèvres. En parallèle de ces souvenirs, elle évoque également l'enfance et l'émancipation de Lucia Joyce vis-à-vis de ses propres parents.

Cette histoire propose donc un récit autobiographique sous la forme d'un adulte évoquant son enfance, avec le recul né des années, entremêlé avec un récit biographique de la vie de Lucia Joyce. Dans les 2 cas, Mary Talbot évoque la relation père-fille, la place sociale implicite de la femme à l'époque concernée, l'importance de l'éducation dans l'émancipation de l'individu, et le cheminement vers la condition d'adulte. Les repères donnés dans le récit permettent de situer le début de l'autobiographie au milieu des années 1950 (fin du rationnement au Royaume Uni en 1954) et la biographie de Lucia Joyce indique qu'elle est née en 1907. Mary Talbot a opté pour une construction narrative en douceur qui raconte quelques moments choisis dans sa vie qui permettent de présenter son contexte familial, de voir la manière dont elle percevait son père au fil des années, à la fois par le biais de sa réaction de l'époque, et par une courte remarque insérée en dessus de l'illustration, en plus des dialogues, c'est-à-dire un bref commentaire avec l'avantage du recul procuré par les années passées. Elle trouve un équilibre magique pour intéresser son lecteur à ces petites scènes de la vie de famille, tout en insérant les éléments nécessaires à l'appréciation des aspects culturels relatifs à James Joyce.

N'ayant jamais lu de James Joyce et ne m'étant jamais intéressé à sa vie, je n'étais pas convaincu de me sentir impliqué par cette étrange imbrication entre la vie de Lucia Joyce et celle de Mary Talbot, baignant dans la personnalité de cet auteur hors norme. En fait les phases d'apprentissage de Lucia et Mary permettent à l'auteur d'insérer les éléments de connaissance indispensables, de manière naturelle au fil de la narration. Évidemment la lecture de "Dotter of her father's eyes" ne se substitue pas à la lecture de l'oeuvre de Joyce. Mais cette lecture m'a donné envie de m'intéresser à cet auteur, c'est ainsi que j'ai découvert la genèse extraordinaire de la traduction de "Finnegans wake" en français.

Au fil de ces scènes de la vie quotidienne, le lecteur se familiarise avec quelques aspects de la vie de Joyce, et une vision très parcellaire de l'importance de son oeuvre dans la littérature. Toutefois, ces éléments restent secondaires et entièrement au service de l'évocation de la vie de ces 2 femmes. Effectivement, petit à petit, le lecteur se laisse prendre au jeu de cette construction de la personnalité de 2 individus à 2 époques différentes. Mary Talbot parle avec intelligence de l'importance de l'instruction dans l'évolution d'un individu, du poids des conventions sociales, de l'incompréhension qui sépare une génération de la suivante (entre parents et enfants) du fait que chacune construit sa vie avec l'autre dans un rapport de nature différente. Au fil des pages, le lecteur se prend d'intérêt pour ces 2 femmes, et il se retrouve au sein d'une riche tapisserie dont la trame comprend aussi bien des fils sociétaux, qu'historiques, que littéraires, que psychologiques, de générationnels, etc.

Pour mettre en image ce roman autobiographique, Bryan Talbot utilise un style réaliste légèrement simplifié pour le rendre facile à lire. Chaque case montre un souci de l'authenticité des détails. Par exemple lorsque Mary continue d'effriter le plâtre d'un coin de mur, Talbot représente à la fois les briques mais aussi la cornière qui protège l'arrête de l'angle. Lorsqu'elle se trouve dans l'escalier de la maison familiale, le lecteur peut voir les barres transversales qui maintiennent le tapis de l'escalier en place. Au fil des années qui passent, le lecteur peut reconnaître un vieux modèle de téléviseur, ou apprécier les tenues vestimentaires de l'époque hippie. Cette volonté de rendre compte de l'environnement de l'époque s'étend également à la période concernant Lucia Joyce. Il s'agit d'un dispositif narratif permettant au lecteur de mieux s'immerger dans chaque scène ; toutefois ce dispositif ne devient jamais la raison d'être des images, il reste toujours en retrait.

Afin d'éviter toute ambigüité lors du passage d'une époque à l'autre, les scènes relatives à Mary sont dans une teinte sépia, et celles relatives à Lucia dans une teinte bleutée. Mary et Bryan Talbot ont travaillé en étroite collaboration, ce qui aboutit à des scènes d'apparence simple, qui transmettent les sentiments des individus avec aisance. Au fil des pages, le lecteur ressent la difficulté de s'affirmer de Mary face à son père, ainsi que les sentiments contradictoires qu'il génère en elle. La direction d'acteurs et le langage corporel portent énormément d'émotions. Les dessins prosaïques de Talbot expriment toute leur force également grâce à une mise en scène aussi rigoureuse qu'efficace. La description du premier accouchement de Mary est difficile à soutenir : en 3 cases muettes et discrètes les Talbot réussissent à faire passer la détresse de la jeune femme devant le déroulement des opérations.

Mary et Bryan Talbot racontent un récit mi-autobiographique, mi-biographique, qui évoquent aussi bien la condition de la femme à 2 époques différentes (sans militantisme, et d'un point de vue résolument féminin), que l'impact de la littérature sur la vie de ces individus, et de James Joyce directement (pour Lucia) ou indirectement pour Mary Talbot (par l'intermédiaire de son père). Il s'agit d'un voyage simple à partir de scènes de la vie de tous les jours, qui recèlent une grande richesse thématique.
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