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Critique de Arthur409


Grâce à Babelio et aux éditions Phébus, que je remercie, j'ai fait la connaissance de Madeleine Thien avec son roman « Nous qui n'étions rien », ou plutôt « Ne dites pas que nous n'avons rien », ce qui serait la traduction littérale du titre anglais original.
Il m'a fallu beaucoup de temps pour lire ce livre, non pas parce que je ne l'ai pas aimé, mais parce qu'il est très dense, et que le récit n'est pas linéaire : il est morcelé sur trois périodes : la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise des années 60 – 70, les événements de la Place Tian'anmen en 1989, et la période contemporaine. le récit est également réparti entre différents personnages, chacun d'eux apportant une partie de l'histoire. Ces différents acteurs ne sont pas très nombreux, une dizaine tout au plus, cependant il m'a été nécessaire, surtout au début, de me reporter à l'arbre généalogique qui est heureusement proposé en tête du volume.
Le point de départ se situe dans la communauté d'origine chinoise établie à Vancouver. Nous découvrons le personnage de Jian Li-ling, la narratrice principale de ce roman choral. Dès le début apparaissent quelques thèmes qui sous-tendent l'oeuvre : Li-ling, qui s'appelle aussi Marie Jiang dans son « identité canadienne », s'interroge sur ses origines chinoises qu'elle connait mal car elle n'est pas née en Chine. Elle s'interroge aussi sur son père, qui a quitté sa famille brusquement pour aller se donner la mort à Hong-Kong, sans donner aucune explication sur son geste.
Puis apparaît dans la vie de Li-ling une autre jeune fille, Ai-ming, envoyée par sa mère se réfugier au Canada après les événements de Tian'anmen. Or les pères de Li-ling et de Ai-ming étaient amis en Chine, avant d'être séparés par ce qu'on pourrait appeler les tourbillons de l'histoire. Aidée par sa nouvelle amie, ainsi que par un mystérieux manuscrit, le « Livre des traces », que lui a transmis sa mère, Li-ling reconstitue peu à peu, à travers différents personnages qu'elle découvre, l'histoire de sa propre famille. Curieusement Li-ling n'est pas du tout aidée dans sa quête par sa mère, qui communique très peu avec elle. (C'est aussi un des thèmes du livre : la communication des jeunes avec leurs parents).
Dans le coeur du livre, nous découvrons un groupe de personnages qui ont presque tous en commun l'amour de la musique classique occidentale. Il y a en particulier Kai, pianiste, le père de Li-ling, Pinson, compositeur et père d'Ai-ming, et Zhuli, jeune fille violoniste, nièce de Pinson. Ces musiciens m'ont particulièrement intéressé, car je me suis souvent posé deux questions :
- Comment de fait-il que des Chinois ou des Japonais, par exemple, puissent interpréter de manière magistrale des oeuvres de musique occidentale, que ce soit du baroque, du romantique ou du moderne, alors que je ne connais aucun musicien occidental qui soit reconnu comme bon interprète de musique traditionnelle d'extrême –orient ? Est-ce que « notre » musique serait plus universelle que la « leur », ou est-ce qu'ils l'appréhendent selon d'autres mécanismes que nous ?
- Qu'est-ce qui fait la puissance de la musique sur l'esprit humain ? Comment peut-on consacrer sa fortune ou même vie à la musique, quitte à braver les interdits socio–culturels en vigueur ?
Une partie des réponses se trouve au fil de ces pages, mais je n'ai pas trouvé (heureusement ?) d'explication complète à tout.
L'émotion est forte, dans un autre domaine, quand on lit les pages décrivant les abus de la Révolution Culturelle : pour prouver que vous êtes bon citoyen, vous devez vous livrer régulièrement à une autocritique publique ; mais à tout moment, cette autocritique peut être reprise contre vous pour vous faire déclarer ennemi de la Révolution, et vous faire expédier en « rééducation » à l'autre bout du pays, tandis que vos propres parents ou enfants n'ont pas d'autre choix que de vous dénoncer également. Il est bien difficile de pratiquer sereinement la musique classique dans ces circonstances, et pour pouvoir le faire, un des protagonistes choisit de se ranger du côté des gardes rouges et de provoquer la déchéance de ses amis.
Il est curieux de constater, au passage, que les trois compositeurs le plus souvent cités par les héros du livre sont Bach (cela s'explique probablement par une certaine « universalité reconnue » de ce musicien), mais aussi Chostakovitch et Prokofiev, lesquels ont été pendant une bonne partie de leur vie en butte aux persécutions du Parti Communiste…

Lorsque arrive la fin du livre, le puzzle est peu à peu reconstitué : le suicide du père de Li-ling s'explique, et une justice indirecte est rendue au compositeur Pinson, qui a été trop longtemps muselé par la Révolution Culturelle.
Mais l'ouvrage ne se résume pas simplement à cette « saga familiale ». Il contient une multitude de courtes descriptions, de réflexions, de traits d'humour même, qui donnent souvent envie de revenir en arrière, de relire tel ou tel passage pour le savourer. J'ai noté au fil de la lecture douze « citations » que je vais retranscrire sur le site de Babelio, mais j'aurais pu en collecter bien plus si je ne craignais pas de monopoliser trop d'espace…
Les précisions historiques sont également intéressantes, et m'ont permis par exemple de mieux comprendre les circonstances exactes des manifestations de Tien'anmen : à l'époque (il y a trente ans) j'avais connu ces événements par l'intermédiaire des media occidentaux, l'éclairage donné par Madeleine Thien est assez nettement différent.

En conclusion, je recommande ce livre à tous les membres de Babelio, mais avec une précaution particulière : prévoyez du temps pour le lire, ne croyez pas que vous allez le dévorer en deux ou trois jours, et n'hésitez pas à revenir de temps en temps en arrière, pour « recadrer » les personnages, ou simplement pour le plaisir de relire un beau passage.
Ah, puis encore un détail : une fois la lecture terminée, je me suis aperçu qu'il y avait à la fin du volume quelques pages de notes … qui ne sont pas signalées dans le texte ! (un oubli de l'éditeur ?). Ce n'est pas gênant pour la compréhension de l'intrigue, car il s'agit surtout de précisions sur les ouvrages dont certaines phrases sont citées dans le récit.
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