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Critique de HordeDuContrevent


Quelle femme mais quelle femme cette Janina Doucheyko, personnage principal incroyable et haut en couleurs de ce livre "Sur les ossements des morts", femme à laquelle je me suis tant attachée. Je la quitte avec regret. J'ai aimé partager sa solitude dans sa maison isolée et rudimentaire dans la région des sudètes, j'ai aimé marcher à ses côtés dans cet hiver rude, j'ai parfois explosé de rire tant ses pensées sont pétillantes, étonnantes, sincères, voire philosophiques, j'ai parfois été émue aux larmes face à sa sensibilité et son amour pour les animaux qu'elle défend contre vents et marées. Une femme féministe à sa manière, sensible, drôle, engagée. Libre. Malgré son corps vieillissant, douloureux.

"J'ai parfois l'impression d'être tout entière composée de symptômes de la maladie – un fantôme fait de douleurs. Quand je n'arrive pas à m'apaiser, je m'imagine que mon ventre est doté d'une fermeture Éclair, depuis le cou jusqu'au périnée, et que je l'ouvre lentement du haut vers le bas. Je retire ensuite mes bras, mes jambes, je sors ma tête. Je quitte ainsi mon propre corps qui tombe à mes pieds comme un vieux vêtement. Je suis plus menue, plus délicate, presque diaphane. J'ai un corps de méduse, blanc, laiteux, phosphorescent. Cette petite fantaisie est encore en mesure de m'apporter du soulagement. Oui, elle me rend libre."

Bon libre certes, mais tout le monde la prend pour une folle, il faut avouer qu'elle est un peu bourrue, bien embêtante par moment car très insistante notamment auprès des autorités, elle dit ce qu'elle pense, ose exprimer sa colère, et est obsédée par l'astrologie et son influence sur la vie des gens. Elle collectionne ainsi les dates de naissance et de décès pour établir des schémas, trouver des explications. Elle est persuadée que le thème astrologique d'une personne permet de déterminer la cause de son décès à venir et même la date du décès. Elle insiste, explique à qui veut bien l'entendre, à la police surtout sa théorie à propos des morts mystérieux découverts dans le hameau, mais c'est peine perdue : « Quand on arrive à un certain âge, il faut accepter le fait que les gens se montrent constamment irrités par vous. Dans le passé, j'ignorais l'existence et la signification de certains gestes, comme acquiescer rapidement, fuir du regard, répéter « oui, oui » machinalement, telle une horloge. Ou bien encore vérifier sa montre ou se frotter le nez. Maintenant, je comprends bien ce petit manège qui, au fond, exprime une phrase toute simple : « Fiche-moi la paix, la vieille. » Il m'arrive parfois de me demander quel traitement on réserverait à un beau jeune homme qui dirait la même chose que moi. Ou à une jolie brunette bien roulée. » Personne ne veut croire sa théorie selon laquelle ces hommes ont été tués par les animaux qui se vengent d'eux, tous étant des tueurs d'animaux, chasseurs ou braconniers. Une juste vengeance. Des animaux qui se vengeraient…Une cinglée…

Pendant que ces hommes la prennent pour une folle, son regard est acéré, ses pensées sans pitié envers la gente masculine ou les ecclésiastiques (ce fameux curé Frou-frou), voyez plutôt : « Il se leva d'un geste décidé, et je vis alors son ventre proéminent que la ceinture en cuir de son uniforme avait du mal à contenir. Honteux, prêt à se cacher n'importe où, ce ventre glissait vers un endroit aussi inconfortable que délaissé, c'est-à-dire vers les parties génitales. » J'adore, j'adore ses réparties, son humour noir, c'est un régal…mon livre finit dans un piteux état, tout corné, tant ce livre est rempli de telles formules à la fois brillantes et qui invitent très souvent à la réflexion. L'écriture de Olga Tokarscuk est ciselée, fluide, pétillante à l'image de son personnage.


Janina est devenue presque une amie à la fin du livre et je ne devrais pas la nommer Janina, elle déteste son prénom, je devrais l'appeler disons La Rusée, elle en serait ravie, j'en suis certaine : « Quel manque d'invention, tous ces noms et prénoms officiels ! On ne s'en souvient jamais, tant ils sont banals, détachés de la personne qu'ils sont censés représenter et qu'ils ne représentent en rien. de plus, chaque génération obéit à ses modes, ce qui fait que soudain tout le monde s'appelle Margot ou Gabriel, ou encore – Dieu vous en préserve ! – Janina. C'est pourquoi j'essaie de ne plus employer les noms et les prénoms des gens, mais plutôt des qualificatifs, des épithètes, qui me viennent spontanément à l'esprit lorsque je vois une personne pour la première fois. Je reste persuadée que c'est la façon la plus adéquate d'utiliser une langue, au lieu d'agiter simplement un tas de mots dépourvus de sens. ». J'irais bien la retrouver en Tchéquie là où elle est désormais, la Rusée. Elle me ferait un de ces thés noirs, bien noirs, dont elle a le secret.

C'est le deuxième livre que je lis d'Olga Tokarczuk et je suis de nouveau émerveillée mais d'une toute autre façon…si les figures féminines de « Dieu, le temps, les anges et les hommes » m'avaient amenée dans un univers onirique et médiéval, un univers de conte de fées, cette fois cette figure féminine m'a touchée par sa proximité et son engagement, cette façon de dénoncer tout en nuance et sans lourdeur…et surtout n'est-ce pas la meilleure façon d'aborder la vieillesse que cette liberté, liberté de ton, liberté de mouvement, liberté de pensée ?…Je crois bien que je rêve de devenir une Janina Doucheyko, d'avoir sa force et son courage, sa beauté mue par une telle bonté, de connaitre ce rapport à la nature et aux animaux. Quelle merveilleuse fable, quel beau plaidoyer poétique …

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