Tableau de chasse - SPOOR (POKOT) - Bande-annonce (EN) 2017
La mobilité, la variabilité, le caractère illusoire de ce qu’il entreprend, voilà ce qui caractérise l’homme civilisé. Les barbares ne voyagent pas, ils ne font que cheminer d’un point vers un autre, pour un objet précis ou pour lancer une invasion.
Je ne parvins à m’endormir qu’avec un somnifère qui me plongea à nouveau dans mon trou temporel bien-aimé, où mon corps et moi tombâmes comme dans un nid tapissé de duvet d’oiseaux. Depuis que ma maladie s’était déclarée, je m’entraînais ainsi chaque nuit à l’inexistence.
Cependant, ne croyez pas, mon frère, que je ne ferais que lire. J’aimerais me rendre utile, et je sais que votre ordre, les réformateurs de Dieu, c’est précisément ce qu’il me faut. Je voudrais améliorer le monde, y réparer tout ce qui est mauvais…
Le religieux se leva, et coupa Isidor au milieu de sa phrase :
—Réparer le monde, dis-tu. C’est très intéressant, mais irréaliste. Le monde ne saurait être amélioré ni rendu pire. Il doit rester tel qu’il est.
—Mais pourtant, vous vous êtes appelés « réformateurs ».
—Ah, tu as mal compris, mon garçon. Nous n’avons pas l’intention de réformer le monde. Nous réformons Dieu.
Un silence passa.
L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle « autisme testostéronien ». Il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence dite sociale et de la capacité à communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme devient taciturne et semble plongé dans sa rêverie. Il éprouve un attrait particulier pour toutes sortes d’appareils et de mécanismes. Il s’intéresse à la Seconde Guerre mondiale et aux biographies de gens célèbres, politiciens et criminels en tête. Son aptitude à lire un roman disparaît peu à peu, étant entendu que l’autisme dû à la testostérone perturbe la perception psychologique des personnages.
Je travaillais dans une école [...] Je m'étais toujours efforcée de capter toute l'attention des enfants afin qu'ils se souviennent des choses importantes, non par peur de récolter une mauvaise note, mais par passion et curiosité.
p. 133
Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tel que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit.
Quand il se promène sur le cours, il donne l’impression de se frayer un passage, avec les pieds comme retenus, qui semblent avoir à surmonter une résistance inopinée de l’air. Ainsi se meuvent les personnes qui, pour être nées avec un manque d’assurance, à force d’un travail soutenu, ne se sont pas moins forgé la certitude d’être exceptionnelles et d’une immense valeur.
Lorsqu'on regarde certaines personnes, notre gorge se noue et nos yeux se voilent de larmes d'émotion. Ces personnes-là donnent l'impression d'avoir su préserver en elles le souvenir de notre ancienne innocence comme si elles relevaient d'un égarement de la nature et qu'elles avaient, dans une certaine mesure, échappé à la Chute. Peut-être sont-elles des messagers, à l'instar de ces serviteurs qui, retrouvant leur prince égaré, incapable de se rappeler qui il est, lui montrent une robe d'apparat qu'il portait dans son pays et lui font ainsi comprendre qu'il est temps de reprendre le chemin de la maison (p. 136).
Peu après, une chaussure gauche y apparaît. Marron, d’un cuir qui a connu des temps meilleurs, elle est aussitôt rejointe par une autre, la droite. Celle-là semble encore plus fatiguée : elle a le bout râpé et sa tige montre des mouchetures décolorées. Les deux chaussures demeurent un instant indécises, mais la gauche finit par avancer. Son mouvement découvre brièvement une chaussette en coton noir sous la jambe du pantalon. Le noir se répète avec les pans ouverts du manteau en loden, car la journée est chaude. Une main fluette, blême, exsangue porte une valise en cuir marron dont le poids fait gonfler les veines du bras qui remontent jusqu’à leur origine dans les profondeurs de la manche. Sous le manteau, par intermittence, apparaît une veste en flanelle de piètre qualité, froissée au cours du long voyage. Rognures du monde, des petits points clairs d’une vague saleté la parsèment. Le col blanc de la chemise, de ceux que l’on fixe par de minuscules boutons, a dû être changé tout à fait récemment car sa blancheur est plus affirmée que celle de la chemise et contraste avec le teint terreux du visage. Les yeux clairs, aux cils et aux sourcils pâles, ont quelque chose de maladif. Sur le fond du ciel intensément rouge au couchant, dans ces montagnes mélancoliques, la silhouette dans son ensemble donne l’impression inquiétante d’arriver de l’au-delà.
J’avais beau traquer la vie, elle m’échappait toujours. Je ne tombais que sur ses traces, les pauvres restes de ses mues. Quand je cherchais à la repérer, elle était déjà ailleurs.