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Critique de berni_29


Chère Anna Karénine,
Permettez-moi ce soir de vous adresser cette lettre. J'ai souvent pensé à cette phrase qui ouvre le roman éponyme portant votre nom : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. » Par cet incipit, Léon Tolstoï, ce génie qui vous créa corps et âme, scellait ainsi votre destin.
Manquerais-je de pudeur si je vous avoue que deux femmes en littérature ont suscité chez moi de l'amour ? Vous et aussi une certaine Emma Bovary. Vous lui êtes contemporaine, je crois de vingt ans. Et je pense, dans cet amour que j'éprouve pour toutes les deux, qu'il n'y a pas de hasard à cela en observant dans vos histoires respectives des destins presque semblables. Presque, et dans ce mot il y a toute la différence mais aussi des choses qui se ressemblent et qui m'ont troublées, décrites sublimement par deux écrivains dont l'un figure dans mon Panthéon littéraire : Flaubert.
Mais parlons plutôt de vous...
J'ai aimé les flots de pages qui vous donnent vie, donnent vie aux personnages autour de vous, de votre beauté, de la lumière que vous dégagiez, j'ai l'impression que la vie était une sorte de manège tournant autour de vous, vous aimantiez tout ce qui était touché par votre regard, les hommes, mais aussi les femmes, les enfants, la clarté du jour, un paysage matinal où s'envolent des oiseaux, une calèche traversant une rue de Moscou, un train qui entre dans la gare de Saint-Pétersbourg...
Ah ! Les gares, les trains, les wagons, difficile d'y penser de nouveau sans ressentir la douleur, n'est-ce pas, Anna Karénine...?
Parmi tous ces personnages, j'ai parfois eu tout d'abord un peu de mal à m'y retrouver, mais brusquement je voyais où Léon Tolstoï voulait en venir, et surtout de quelle manière ingénieuse il déployait son récit, à la façon d'un architecte, posant un édifice où non pas une seule histoire se développait, la vôtre, mais celle de trois couples de l'aristocratie russe, liés indirectement les uns aux autres, peu à peu cela devenait comme une forêt où j'avançais et j'ai vu alors deux personnages se saisir du récit, vous Anna Karénine et Constantin Levine. Oui je vois alors, vous allez avancer tous deux dans ce récit sans presque jamais vous rencontrer, vous avancez parmi les pages du récit dans une sorte de dualité, deux chemins qui couturent le récit et donnent l'impression de ne jamais se rencontrer, sauf peut-être dans le regard du lecteur qui fait le contrepoint. Chacun incarne tout ce qui l'oppose à l'autre. Levine, en aimant cette presque sotte de Kitty Stcherbatski, va rencontrer l'amour conjugal dont il rêve tant. Kitty va cependant lui apporter le bonheur qu'il espère et lui aussi va la rendre heureuse. Mais vous Anna Karénine, vous auriez pu avec Alexis Karénine vivre le même bonheur. Mais non, Alexis votre époux, ce haut fonctionnaire de l'administration impériale, figé dans une droiture chrétienne, n'était pas présent au rendez-vous attendu.
À la faveur d'un quai de gare, vous avez alors imaginé une autre trajectoire, cette gare où pour la première fois vous avez rencontré celui qui allait devenir votre amant, Alexis Kirillovitch Vronski... Vous vous êtes retournés l'un après l'autre, presque dans le même mouvement, comme si vous vous reconnaissiez déjà dans vos regards effleurés... Je pense que c'est un des plus beaux coups de foudre parmi les livres que j'ai lus jusqu'à présent.
Et puis peu à peu, dans ce bouleversement d'un quai de gare, puis au cours du bal qui vint plus tard, surgit de nouveau le coup de foudre...
J'ai longtemps hésité à vous écrire, je ne savais pas par quel chemin venir à vous, Madame. J'ai lu tant de choses pour tenter de vous comprendre, y compris les textes de sachants obséquieux qui prétendent savoir tout de vous et des intentions de votre créateur, tenter de comprendre aussi la volonté qu'avait Léon Tolstoï en imaginant votre personnage et je pense que je me suis par moments perdu en route. J'ai lu tant de choses et son contraire aussi. Je ne sais plus. Il est préférable que je forge mon opinion sur la seule émotion que j'ai ressentie en lisant votre histoire. Je sais maintenant que derrière votre lumière il y avait du tourment.
Léon Tolstoï, à cette histoire des personnages, mêle aussi l'histoire du peuple russe auquel il était attaché, notamment le peuple paysan. Levine, dit-on, est une manière autobiographique pour Léon Tolstoï de s'inscrire dans ce récit, c'est-à-dire dès lors d'opposer deux visions de la vie : d'un côté le bonheur conjugal, de l'autre la passion douloureuse. Mais j'ai été aussi touché par l'itinéraire de Levine, bien moins lisse qu'il n'y paraît à première vue ; quand tout semble lui réussir, n'est-ce pas alors l'occasion pour lui d'aller questionner le sens de la vie ?
On a longtemps qualifié ce roman de celui d'une passion adultère alors qu'en définitive, la richesse déployée porte bien sur autre chose aussi qui s'agrège à cette histoire d'amour qui transgresse tous les codes de la Russie aristocratique et conventionnelle.
Adultère, l'un des plus vilains mots de la langue française. Je me suis demandé comment il se disait en russe. J'aurais pu le demander tout simplement à mon épouse dont le russe est sa langue natale, mais j'y ai renoncé de peur de susciter des tas de questions auxquelles je n'aurais peut-être pas forcément su répondre. J'ai découvert qu'en russe, le mot adultère se traduit ainsi, супружеская измена, ce qui signifie mot à mot : trahison conjugale.
La trahison conjugale, n'est-ce pas plutôt celle de l'époux ou de l'épouse qui enferme l'autre dans une prison conventionnelle, lui ôte toute possibilité de rêves, coupe ses ailes, l'éloigne des autres, de la vie, du soleil du matin, de l'éclat du jour, de l'insolite, de l'étonnement, de l'inattendu, d'une fenêtre qui s'ouvre dans les courants d'air, d'un fou rire à gorge éperdue. Emma Bovary, qui s'ennuyait et se morfondait dans sa Normandie profonde, rêvait de cela aussi je pense, attendait le prince charmant... Mais le prince charmant est rarement à la hauteur des rêves qu'on tisse si haut. Vronski, pardonnez-moi, mais lui aussi c'est une sorte de bellâtre, certes brillant et élégant en société, mais frivole aussi et peut-être pas l'idéal d'amour dont vous rêviez tant.
Chère Anna Karénine, permettez-moi de vous avouer que Léon Tolstoï a fait de vous l'héroïne tragique d'un roman sublime, magistrale par son ampleur, un des romans que je préfère. Mais je vous avoue ce soir que je lui en veux terriblement. Certes il y a ce destin tragique dont vous sentiez venir déjà de manière prémonitoire l'échéance. Mais, Léon Tolstoï a fait de vous une femme adultère, livrée à la vindicte, non pas populaire, mais celle de votre classe, la classe de l'aristocratie où il faut offrir une image et c'est peut-être pire. C'est pour cela que votre mari ne vous a pas pardonné cet écart, non pas par votre acte, mais pour sa représentation, parce que cela se savait, parce que cela le touchait dans sa réputation. Au fond, ne vous a-t-on pas reproché davantage votre pouvoir de séduction que votre infidélité ?
Léon Tolstoï était habité par une foi orthodoxe forte et je crois qu'il n'imaginait pas autrement votre destin. Je lui en veux un peu pour cela. Mais que seriez-vous, vieillissante, devant l'âtre, dans l'hiver de Saint-Pétersbourg face à un officier peut-être devenu vieux, volage et sans doute absent ? Que serait Emma Bovary, dans l'hiver normand, elle aussi vieillissante face à son mari demeurant toujours apprenti médecin après quarante ans d'exercice pitoyable de sa profession ?
Aujourd'hui, quelle force a donc votre histoire qui suscite tant d'émerveillement ? Nous sommes au XXIème siècle. On ne parle plus du mot d'adultère de cette manière-là. L'aristocratie russe est bien loin de nos univers quotidiens. Pourtant, pourquoi votre voix, votre histoire, cette musique qui vient de votre âme, me semblent-elles être si modernes et me touchent ? Pourquoi ? Je ne saurais le dire, mais je tente d'y mettre des mots cependant. Une émotion sans doute qui persiste, une révolte aussi qui anime peut-être à la fois une idée, un fou rire, une lumière dissidente contre la bienséance et l'ordre établi, c'est-à-dire contre Alexis Karénine et tout ce qu'il représente, mais aussi à l'encontre des écrivains qui en certains temps ont été mille fois inspirés de créer des personnages comme le vôtre, mais se sont peut-être parfois égaré dans leurs intentions, leur accordant tout au mieux la pitié et peut-être le pardon ? On comprend alors mieux pourquoi certains écrivains finissent par détester les personnages qu'ils ont créés. La réciproque est peut-être vraie. À juste raison, les personnages des livres finissent un jour ou l'autre par échapper aussi à leur créateur, à défaut d'échapper à leur destin ? C'est une merveilleuse chose et c'est excitant de le savoir. Puissiez-vous pour cette raison, chère Anna Karénine, survivre encore un peu après nous ?
Chère Anna Karénine, je vous aime.
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