J'ai eu vingt ans à Ravensbrück

Que de chichis pour treize morts, me souffla ma
voisine. Il me sembla, aussi, que c'était superflu, et je pensais
aux cadavres du lavabo.

Et je pense aux longues nuits, aux larmes amères qui débordaient d'un cœur submergé de souffrance, au goût âcre d'une douleur extrême, à la faim, sans pitié, qui nous donnait le vertige, aux ulcères, aux abcès purulents, aux poux, aux cadavres cireux du lavabo, à la flamme rouge qui s'échappe nuit et jour de la haute cheminée, au dénuement, à la misère…
- Les Allemands étaient-ils corrects ?
Oui...Les chiens, les lapins, les enfants stérilisés, la poudre blanche, la chambre à gaz, oui, corrects…

Vous qui lirez ceci, vous connaissez déjà le camp de Ravensbrück, vous savez tous aussi ce qu'est un Block, une Blockova (chef de Block), une Stubova (chef de chambrée). Vous savez que chaque Haftling (prisonnière) porte sur le bras gauche un numéro matricule surmonté d'un triangle dont la couleur varie selon les catégories auxquelles elle est assimilée et que le rouge signifie : détenue politique, le noir : asociale, le vert : criminelle, le mauve : une secte religieuse, les évangélistes et l'étoile jaune : le juif. Vous savez aussi qu'il y a les Lagerpolizei (policières) qui ne se privent pas de battre leurs camarades délinquantes, qu'il y a des SS qui, pour une bagatelle, laissent leur prisonnière sanglante dans la rue du camp, qu'il y a un four crématoire dont la flamme qui s'échappe de la cheminée rougit trop souvent le ciel. Vous savez aussi qu'il y a une tente surnommée la "tente de la mort", d'où l'on sort des cadavres puants. Il y a des femmes gelées dans les prisons, il y a les lapins, jeunes polonaises servant aux expériences, il y a des nouveaux-nés étranglés et des enfants stérilisés, il y a une poudre blanche destinée à rendre le sommeil à celles qui l'avaient perdu et le leur donnèrent pour l'éternité, bref, vous savez qu'il y a :
Du sang, des cris, des larmes
Et la mort pour ceux qui fuient...

Maman a murmuré :
- Nous quittons la France.
Ces moments-là, on ne peut les raconter, c'est à la fois physique et si profondément ressenti par toutes les fibres du cœur. J'ai pensé à ma famille, à la maison que j'aime, à tous ceux que je quitte, à la France dont je suis exilée.

- Mon enfant, il ne faut rien dire, rien. Si vous dites un mot, vous êtes perdue, ils voudront en savoir toujours davantage. Silence. Ils vous passeront à la baignoire, moi-même qui suis un vieil homme, j'y suis passé douze fois et je suis très bien, et plus décidé que jamais. Nous, ils ne peuvent nous avoir. Nous sommes plus forts qu'eux. Ils ont la brutalité pour eux, mais nous, nous luttons pour une cause juste et belle. Nous sommes des Français patriotes. Nous savons souffrir. Quoi qu'il arrive, ne dites rien.

- Pourtant un jour sera la veille de notre liberté, ce sera comme aujourd'hui, nous ne le saurons pas puisque ce sera la veille. Alors, pourquoi pas aujourd'hui ?