- La tête ne peut travailler sans le corps.
- Mais le corps peut blesser l’esprit.
On ne devait pas se regarder mourir sous des tonnes de cendre.
Elle était persuadée que ce territoire intense et déchiqueté ne livrait qu’une interface de lui-même par le réseau de chemins ferrés, routiers ou pédestres, qu’il acceptait telles des saignées afin de préserver ses ombres. Il reprendrait en un instant furtif tout ce qu’il avait donné , d’une manière bien plus violente que les millénaires d’abnégation qu’il avait fallu à l’homme pour se faire accepter de lui.
Elle n’était pas méditerranéenne de souche, elle l’était devenue par adoption. La plage était immense, long cordon lagunaire face à l’île d’Elbe et l’Italie. Sa mer originelle était l’Atlantique des plages landaises. Ici, ce n’était pas l’océan. C’était la Méditerranée et ses îles, les mythologiques Ulysse et Pénélope, l’hybris et les drames, le feu grégeois et le sang bouillonnant, mer de tourments contenus puis révélés. Dans ses souvenirs, elle s’était toujours découverte au bain d’acide, comme une plaque de cuivre. Quand cette plaque commençait à verdir, la mer aussi était capable de racler les souillures. Un baptême renouvelé. Se baigner, loin, dans le silence, flotter au-dessus d’une étendue d’algues, plonger en apnée et s’y blottir les yeux fermés en luttant contre la remontée, remonter, inspirer, flotter encore puis redescendre chercher une poignée de sable qui s’évanouira dans la main, émerger à la limite de la noyade, inspirer comme la première fois. Rentrer au rivage et sentir la pesanteur l’enserrer de nouveau, étourdie par cette légèreté fugace que ne connaissent ni les coureurs de fond, ni les chuteurs.
La balle s’était logée dans l’os pariétal. Imprévu. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il fut si physique d’ouvrir un crâne à la pioche. Celui-ci brisé, elle s’agenouilla derrière et y plongea les mains. La détermination ne tolérait pas le dégoût. Elle s’arrangea pour éviter les yeux, cura les reliquats de cervelle et les déposa sur le côté. Sa main glissait, elle eut le plus grand mal à dégager la balle du crâne. Quand elle y parvint, elle leva les quelques grammes de métal vers le ciel et en vérifia l’intégrité. Il s’agissait de ne pas confondre avec un morceau d’os englué dans la matière. Dans l’obscurité, elle vit simplement que ses mains étaient assombries jusqu’aux poignets, et se nettoya longuement au bidon d’eau.
L’horizon oriental débordait les reliquats de ténèbres, prime lueur que nul n’aurait donnée victorieuse. Elle poussa le corps enroulé et sanglé dans la couverture au fond du trou, recouvrit le paquet par des paquets de cailloux et de terre et compacta l’ensemble en sautant dessus. Puis elle remit son jeans et enfila sa veste à même la peau, regarda ses mains, vérifia que rien ne traînait. Les bruits de la boîte de nuit s’étaient tus. Elle jeta un dernier coup d’oeil à l’endroit et monta dans le 4×4 qui surplombait la ville. L’aurore était là, il fallait partir. Elle but toute sa bouteille d’eau et s’arracha à l’endroit une cigarette à la bouche.
Moi, je suis rien encore mais je suis déjà fatiguée.
Il pensa qu'il n'y avait pas de route sans croisement, ni de croisement sans choix.
Elle profita du silence. Comme si rien, rien depuis les évènements rien, rien, rien de toute cette merde n’avait existé.