AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de berni_29


Chaque roman de David Vann est une forme de violence, quelque chose qui me dérange, une façon d'ouvrir une fenêtre et de laisser entrer la vie comme elle vient, ne rien filtrer, la laisser venir de très loin avec ce qu'elle a parfois de plus sombre... Pourtant, chaque roman de David Vann est envoûtant, m'envoûte aussi. Un poisson sur la Lune n'échappe pas à la règle...
Jim Vann a trente-neuf ans, habite désormais seul en Alaska. Il a divorcé deux fois, a deux enfants, Cheryl huit ans et David treize ans. Tiens ! me direz-vous, un certain David Vann... Cela ne vous dit rien ? Autobiographie, roman, autobiographie romanesque ? Comment faire la part des choses dans ces pas qui remontent à l'enfance. Qu'importe, c'est une oeuvre romanesque avant tout et il faut aussi la prendre comme cela, dans son vertige et son enchantement...
Jim n'en peut plus du poids de sa vie. Il ne trouve plus le chemin du retour dans ce labyrinthe où il s'est perdu un jour. Il veut en finir.
Il décide de revenir dans la Californie de son enfance, vers les siens, ceux qui lui sont proches, sa famille, ses deux enfants, ses deux anciennes épouses, Lorraine et Jeannette, son frère Doug, son père, sa mère. Cela fait beaucoup de monde pour dire un dernier adieu. Car c'est un peu la tournure que prend ce retour aux sources.
C'est un voyage, c'est une odyssée, un chemin chaotique. Pourquoi Jim est-il revenu ? Doug son frère cadet y croit encore, croit qu'il est possible de l'aider, lui fait rencontrer un psychiatre, tout est peut-être encore possible dans cette lumière ténue du soir.
Comment peut-on décider un jour de mourir ? Comment les choses peuvent-elles s'inverser brusquement ? Les pensées qui deviennent les plus sombres, qui empêchent de dormir ? Les gestes qui s'emparent d'un magnum, l'embarquent dans ses bagages, prennent soin cependant de séparer l'arme de ses munitions dans un sac séparé...
Quel est ce déclic où l'on perd pied brusquement dans son existence ? Est-ce que les choses sont écrites à l'avance ? Est-ce qu'il y a des portes qui s'ouvrent sur les chemins incompris ?
Est-ce que les fondations sur lesquelles la vie de Jim s'est construite étaient suffisamment solides ?
Il voudrait savoir d'où vient son malheur. De son père ? De sa mère ? De cette religion luthérienne ?
Pourtant Jim a fait ses propres choix. Tromper sa femme. Divorcer. Vivre seul. S'endetter stupidement. S'éloigner de sa famille. Bousiller sa vie.
Ici la douleur est au rendez-vous, une douleur au cordeau qui nous laisse à peine le temps de reprendre notre souffle entre deux chapitres.
C'est comme si la terre devenait lourde sous les pas de Jim. La mort qui approche, celle qu'il choisit lui devient presque grisante et en même temps il a peur. On le voit hésiter. C'est une peur panique comme celle d'être enseveli et en même temps c'est une sensation comme celle d'être sur le point de s'envoler, comme un oiseau au bord d'une falaise.
Ne plus être retenu à la terre, s'envoler dans le ciel si lourd, parmi les geais buissonniers, les écureuils gris et la lumière fugitive de ce coin de Californie...
Le voyage de Jim est cruel pour lui et pour les siens. La sensation de ne plus avoir aucun contrôle sur lui. Faire subir aux enfants ce départ programmé, cet ultime adieu... Il égrène des conseils aux siens, à ses enfants comme s'ils ne devaient plus jamais les revoir.
Ici comme à d'autres moments, David Vann a cette cruauté terrifiante et lucide de mêler les enfants aux jeux des adultes. Sans doute cette frayeur est-elle quelque chose venue de la nuit de son enfance ?
C'est un voyage, c'est une déchirure. C'est une descente dans les abimes d'une existence. Jim ne cache rien à ses proches de son dessein. Chacun tente de l'en dissuader à sa manière. Jim tente de survivre, encore un peu à certains moments. Il suffirait de peu. À quoi tient la vie...?
Bien sûr, on connaît la fin de l'histoire dès le début. David Vann ne s'en cache jamais. Pourtant la force du récit nous tient en haleine, on voudrait y croire à chaque instant comme lorsqu'on sait qu'un proche va mourir, on s'accroche à chaque rayon de lumière pris au piège dans les ramures des arbres... Nous y croyons encore, nous y croyons à chaque fois que Jim se retient à la vie qui s'engouffre dans un fou rire, un pan de ciel qui traîne par-là, un coin de forêt qui ramène au bonheur d'avant, tandis que son doigt continue de presser sur la détente...
Tout était pourtant offert à Jim, le bonheur, l'amour la réussite, l'argent. Cela n'a pas suffi. Cela ne suffit jamais...
Par moments, le bonheur surgit et ressemble à la nature. Des collines boisées, d'étroits canyons qui serpentent au travers, un lac immense de l'autre côté du versant. Des pins immenses à perte de vue. de petits torrents qu'on enjambe d'un seul bond. Tout paraît idyllique dans ce coin sauvage de Californie, dans l'eau de ce lac où Jim vient se baigner une dernière fois... Pourquoi cela ne permet pas, ne permet plus à Jim de s'accrocher à la vie. Pourtant Jim célèbre cette nature avec force et ivresse, c'est comme une communion qui l'amène à se perdre dans le paysage, ces pages sont magnifiques.
Même la chambre d'un motel minable, où tenter de jeter quelques derniers gestes d'amour, a quelque chose de brusquement beau dans cette dérive crépusculaire.
Toute la douleur est là. Ses enfants lui manquent, l'amour d'avec une femme, mais quelque chose de plus fort encore lui manque : la vie avant cette douleur.
Son frère Doug veut l'aider à toutes forces. Il est toujours là, bienveillant, vigilant, toujours là à chaque instant pour l'écouter, lui parler, intervenir, pour le plaquer au sol, lui dire de se taire. Cette relation m'a fortement touché. Celle avec le père aussi, chargée de tous les non-dits, tout ce qui n'est pas palpable, tout ce qui est invisible entre eux, les sépare avec effroi, dans l'ultime tentative de s'aimer et se l'avouer.
J'ai trouvé que la manière qu'a David Vann d'aborder le récit, de nous y entraîner est d'une acuité bouleversante.
C'est terrible, le naufrage d'une personne que l'on aime, c'est terrible cette chose qui nous rend impuissant pour la sauver. Ce geste que l'on ne peut retenir.
C'est une vie qui n'est plus désirable.
Ne plus pouvoir aimer.
David Vann nous rend cette douleur palpable, la fait revenir à lui, nous la restitue avec une émotion poignante.
Commenter  J’apprécie          406



Ont apprécié cette critique (36)voir plus




{* *}